dimanche, décembre 13, 2020

Les graffitis de la mort


Pierre voyait toujours le bon côté des choses. Depuis qu'il avait été muté d'office en 2008, et mis au placard, son nouveau lieu de travail était beaucoup plus proche de son domicile. Il pouvait se rendre à son bureau à pied et, comme l'entreprise ne lui donnait rien à faire, dans l'espoir de le pousser au suicide, il s'était mis sérieusement à l'écriture de son « livre-révélation » ainsi qu’il l’appelait.

La crise financière avait bon dos. En fait, sa multinationale n’aimait pas les lanceurs d'alerte. Il saurait le faire savoir. Il avait connaissance, pour cela, de dossiers accablants, de quoi étayer largement son récit.


Le trajet le plus court lui permettant de rejoindre son placard, lui faisait longer un cimetière dont le mur d'enceinte était recouvert d'affiches et de graffitis. L'un deux avait particulièrement attiré son attention. Il trouvait bien sa place en ces lieux, et disait : « L'amour est le seul moyen de rester vivant ». Tous les pensionnaires qui reposaient derrière ce mur avaient-ils manqué d'amour ? Un bon sujet de réflexion pour le bac de philo, pensait-il.


Chaque fois qu'il passait devant le mur, il ne pouvait s'empêcher de relire cette citation écrite à la bombe de peinture noire sur fond blanc. Il avait étudié tous les arguments qui pouvaient militer en faveur de cette affirmation, mais également ceux de nature à la contredire. Il en avait fait part à ses collègues de bureau.


Après une interruption durant les fêtes de fin d'année, il avait repris le chemin de l'entreprise le 12 janvier. Préoccupé par ce qui l’attendait sur son lieu d'oisiveté forcée, il n’avait pas vu tout de suite le changement. Ce n'est qu'en rentrant le soir qu'il se rendit compte que son graffiti favori avait été remplacé par un autre. Le même emplacement avait reçu une couche de peinture blanche sur laquelle était inscrit : « 10 - Amour de reins, amour de rien ». Il s'était dit que ce graffiti était trivial et ne valait pas le précédent. Le lundi 19 janvier, la même substitution avait eu lieu puisque l'on pouvait lire au même endroit : « 9 - On ne badine pas avec l'amour ». C'était beaucoup plus classique. Le lundi suivant, le même tagueur — on reconnaissait l'écriture — avait écrit : « 8 - L’amour, c'est l'oubli de soi ». Il se demandait qu'elle pouvait être la signification du chiffre qui précédait ces citations. Le 2 février connut la suite de ces transformations : « 7 - Seul, l'amour guérit de tous les maux ». Il compris que le chiffre était un compte à rebours, ce qui se confirmait le lundi 9 février : « 6 - L’amour ne meurt jamais de mort naturelle » ainsi que le 16, avec : « 5 - L'amour est plus froid que la mort ».


Deux semaines de suite, la mort avait fait son apparition dans les citations, ce qui ne paraissait pas anormal sur un mur de cimetière. Le 23 février, avec « 4 -  Toute mort est unique », le mot amour avait disparu, ce qui se confirma également le 2 mars avec : « 3 - La mort n'est pas une excuse ». Il essaya de se poster pour surprendre l'auteur de ces graffitis, mais une météo particulièrement froide et maussade s'opposa à son projet, et le 9 mars il découvrit le graffiti : « 2 - Dieu aime les morts ». Il eut un pressentiment désagréable qui lui fit penser qu'il rejoindrait bientôt les occupants de l'autre côté du mur, mais c'était parfaitement ridicule. Il était en pleine santé, et pourquoi le tagueur s'adresserait-t-il à lui en particulier ? Cela n'avait aucun sens.


Le lundi 16 mars, il put lire : « 1 - Tous les morts sont pauvres ». Lui, l'était déjà, et les morts s’en moquaient bien. S’il s'agissait bien d'un compte à rebours, il devait se terminer le 23 mars.


Ce jour là, il faillit ne pas rejoindre l’entreprise, par superstition, mais conscient du ridicule de la situation, opinion partagée par sa femme à qui il avait fait part de ses inquiétudes, il se rendit tout de même à son bureau. Il voulait mettre un point final à son livre qui dénonçait toutes les turpitudes financières auxquelles se livrait sa société. Ce brûlot allait faire parler de lui. Sa vente lui rapporterait suffisamment d'argent pour vivre, et il comptait donner sa démission avant peu.


Sur le mur du cimetière était écrit : « 0 - Toute mort est la première ».


Le 25 mars, Pierre eut ses premiers malaises et il mourut le lundi 30 mars.


S'il avait pu se rendre au bureau, plutôt que de perdre son temps à mourir, il aurait découvert sur le mur du cimetière : « -1 – Le fait qu'il soit mort ne prouve absolument pas qu'il a vécu ». Ce graffiti n’a plus jamais changé depuis ce jour-là.


vendredi, décembre 11, 2020

Un cadeau précieux


Le soir du réveillon de Noël, nous n'étions que six à table parce que le Président nous menaçait de reconfinement si l'on désobéissait. De plus, le couvre-feu allait être renforcé, et surveillé par une milice armée.


Mon épouse et moi-même avions invité, comme à l'accoutumée, notre chère tante Yvonne, une belle pouliche dont le regard, tempéré par des paupières en forme de fer à cheval, provoquait toujours un trouble de la moelle épinière chez les hommes. Comme chaque année, elle était accompagnée d'un nouveau cavalier qui la menait à la cravache, mais elle aimait cela.

Et bien sûr, il y avait aussi l'inévitable tante Jeanne, une créature émaciée au visage bleu turquoise légèrement pastellisé de rouge, et équipée d'une langue de vipère entre deux yeux noirs de rapace. Elle ne se départissait jamais d'une expression de dédain ironique envers son mari qui, pour se donner une contenance, faisait celui qui avait vu des choses qu'il vaut mieux cacher aux simples mortels. Mais après tout, quand on vit en telle compagnie, cela était peut-être vrai.


La nuit serait longue, mais le menu de réveillon promettait de l'occuper agréablement. Nous avions prévu la ronde des mises en appétit ; la farcette d'agneau, pascadette à l'ail, ragoût de calçots à la catalane ; la terrine de vairadels et alencades en chichoumeys froide et gaspaccio ; le pâté de lapereau en crousties de pomme de terre et aux escargots petits gris ; la ballottine de dinde au foie gras, aux abricots secs et aux cranberries ; la minute de filet de bezougue aux navets et cardamome ; l'aumônière de chèvre et brebis à la fleur de thym, servie chaude ; la flambée aux figues et miel de romarin, et pour terminer, les mignardises avec les alcools et les cigares. Le tout serait naturellement arrosé de vins de Champagne à volonté et d'un vin des Corbières, c'est à dire du Terroir de Saint-Victor, dont les vins rouges, généreux, gras et ronds, possèdent des tanins bien fondus et une belle longueur, nez et bouche se distinguant à la fois par l'intensité et la finesse de leurs arômes de fruits rouges.


La simple lecture de ces réjouissances nous avait mis les glandes salivaires à la dérive, et tante Yvonne disait déjà qu'elle avait l’étalon dans l’estomac, une de ses blagues favorites.


Nos invités attaquaient les premières mises en appétit, lorsque la clochette de la porte d'entrée tintinnabula.


Je me trouvais en cet instant à la cuisine avec mon épouse, pour apporter de nouveaux plateaux chargés d'huîtres en gelée de mer. Ce fut donc tante Yvonne qui alla ouvrir et poussa un hennissement de surprise en voyant deux Pères Noël qui pénétrèrent immédiatement dans la maison, sans y être invités. « Il n'y a pas de couvre-feu ce soir. Nous en avons donc profité pour venir remplir notre hotte » chantèrent-ils en cœur sur l’air de Jingle Bells. (Essayez, c’est très difficile)


Aucun de nous n'aurait su dire lequel des deux était le plus laid. Il y avait dans ces Pères Noël quelque chose de Don Quichotte et Sancho Panza, ou de Laurel et Hardy, sauf que le plus grand était aussi le plus gros, alors que le petit était maigre et flottait dans son déguisement rouge. Il ne portait pas la traditionnelle barbe blanche et l'on ne pouvait détacher son regard de sa pomme d'Adam pointue qui montait et descendait chaque fois qu'il déglutissait en répétant sans cesse à son compère « Vas-y Larousse », « Vas-y Larousse » avec une lueur de démence dans le regard.


Au bout d'un temps certainement très court, mais qui nous parut fort long, le grand Larousse (puisqu’il semblait que ce soit son nom) hurla : « Tais-toi p’tit Robert ». Ainsi, les présentations étaient faites.


Le grand Larousse avait un ventre énorme où semblait réfugié le reste de son corps, et des mains comme des enseignes de gantier. Il s'en servit pour extraire de sa hotte un fusil de chasse avec lequel il menaça de faire disparaître toute la famille plus rapidement que la Covid, si nous ne lui remettions pas illico l'ensemble de nos objets de valeur et les économies forcées de toute notre année 2020.


Putain d'année ! On n’était pas près de l'oublier, et on s'en foutait bien de ne pas pouvoir réveillonner le 31.


Notre seul cadeau fut que Larousse et p’tit Robert nous laissèrent la vie sauve.




lundi, décembre 07, 2020

Coronavirus, le bilan.

 Mesdames et Messieurs, chers amis,


Comme chaque fin d’année, le moment est venu pour notre coterie, de faire le point sur les résultats obtenus par la stratégie à long terme qu’elle poursuit depuis longtemps. En 2020, nos avancées sont dues à une action très particulière, raison pour laquelle j'ai intitulé mon propos de synthèse : « Coronavirus, le bilan ».


En mettant sur le marché un virus qui tue les plus âgés dans la quasi-totalité des cas, les exceptions étant infinitésimales, on pensait avoir réglé un grand nombre de problèmes simultanément. Les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de nos espérances, et sont variables selon l’angle sous lequel on examine la situation.


Certes, au chapitre du stress et de la peur, les effets sont satisfaisants : les consultations de psychologues et psychiatres, mais aussi les déprimes et les suicides, n’ont jamais été aussi nombreux.


Sur le plan de l'épuration des EHPAD et autres maisons de retraite, les premiers résultats sont mitigés. Cela a très bien fonctionné dans certains établissements et beaucoup moins dans d'autres. Le but était naturellement de régler le problème des pensions, dont le coût devient insupportable. Pour l’heure, les cimetières se remplissent à un rythme soutenu de cadavres de vieillards, et dans un souci d'économie de temps, les adieux et effusions ont été interdits. Cela est conforme à nos modèles statistiques, mais certaines courbes ne progressent pas dans les proportions espérées. Il semble, en effet, que les vieux s’accrochent à leur vie végétative avec une insistance malsaine. Nous comptons régler ce problème par des injections à l'occasion des fêtes de fin d’année, qui devraient inciter cette population encombrante à raccompagner le Père Noël chez lui. Nous nous organisons pour cela.


De la même manière, notre espoir de mettre un terme aux manifestations de bonnets ou gilets jaunes, rouges ou noirs, par un confinement généralisé, a été relativement déçu. L'incohérence savamment orchestrée de nos décisions a, certes, bien entretenu la colère des révolutionnaires de tous bords, mais il est toujours très délicat d'alimenter le désordre à un niveau convenable. Le curseur se déplace parfois entre le cahot et le chaos sans que l'on maîtrise parfaitement sa course. Il ne faudrait pas que le nombre de blessés dans la police dépasse celui des manifestants, ni que ces mouvements perturbent nos paradis fiscaux. Heureusement, ceux-ci sont protégés et bien isolés.


En revanche, sur le plan économique, les résultats sont très bons et je terminerai mon intervention sur cette note positive. La destruction des petits commerces est  bien engagée et en bonne voie. La progression des monopoles est encourageante. Les ventes par internet et sans contact se multiplient conformément à nos projections qui doivent aboutir prochainement à une suppression de la monnaie dont les mouvements sont parfois difficiles à contrôler.


En résumé, nous ne pouvons qu’être satisfaits des avancées obtenues durant ces douze derniers mois. Nous allons bientôt pouvoir lancer « le grand reset planétaire », celui qui va remettre tous les compteurs à zéro et propulser nos comptes bancaires vers de nouveaux sommets.


Après cette belle année 2020, je vous souhaite une excellente année 2021 !





NDLA : Ce texte est une pure fiction. Toute tentative de rapprochement avec des faits ou des situations existantes ne peut être due qu’à une illusion d’optique ou la prise de médicaments psychotropes.


Le pari


— Professeur, il parait que vous vous êtes lancé dans le plus improbable pari qui soit ! Le pari du XXI° siècle. Une sorte de roulette russe.

— C’est exact, nous avons décidé de tester notre vaccin dans les EHPAD.

— En attendez-vous de bons résultats ?

— Il est beaucoup trop tôt pour le dire.

— Mais encore…

— Nous ne savons pas s'il protège de la transmission.

— On pourra donc contracter la maladie bien que vacciné ?

— Oui, et on ne sait pas non plus s'il protège de la contamination.

— Vous voulez dire, Professeur, qu’une personne vaccinée pourra malgré tout en infecter une autre ?

— Oui, mais les risques seront réduits si cette personne porte un masque.

— Vous nous rassurez. Mais alors, ce vaccin n'est pas véritablement un vaccin, s’il ne protège ni de la transmission, ni de la contamination, ni de l’infection, ni de…

— Oui, oui, bien sûr, mais on l'appelle vaccin quand même. C'est une technologie nouvelle qui n'a pas fait encore l'objet de nombreuses recherches. Pour le moment, aucun vaccin ARN n'a jamais été commercialisé en santé humaine.

— ARN ?

— Oui, vous avez déjà entendu parler de l’ADN. Et bien, c’est un peu pareil. On modifie les chromosomes. C'est ce qu'on a fait avec les OGM pour les légumes.

— Ah oui, je vois.

— On s'est dit, dans les EHPAD, il y a déjà pas mal de légumes. On va commencer par eux !

— Je comprends mieux, maintenant, cette stratégie.

— On ne voulait pas prendre de risques avec une technologie qui n'a pas fait ses preuves contre d'autres virus.

— Oui. C’est totalement nouveau.

— Et on est pressés !

— N’y a-t-il pas un peu de précipitation ? On entend dire que la phase trois n'est pas terminée, que des essais sont toujours en cours sur les cochons…

— Ecoutez, les risques sont calculés. L'espérance de vie moyenne dans un EHPAD est de deux ans. Si cela tourne mal, les victimes n’auront fait que devancer l'appel de peu…

— C’est finement raisonné.

— De plus, les chromosomes transformés sont potentiellement transmissibles aux générations suivantes. On ne sait pas quelle pourrait être la tête des nouveaux nés, mais il y a longtemps que les vieux en EHPAD ne font plus d’enfants, ha, ha, ha !

— Ha, ha, hum, humm… 

— C’est pour cela que la phase suivante du programme de vaccination est également réservée aux plus vieux. Certes, un peu moins vieux, mais vieux tout de même… et nous espérons que pour les phases suivantes d'autres vaccins plus traditionnels seront disponibles, mais pour l’instant, ils ne sont pas prêts… non plus.

— Alors, Professeur, combien pariez-vous ?

— Ça peut marcher. Qui sait ? Ça peut marcher ! 

 

mardi, novembre 24, 2020

L'appel

J’ai une amie qui se fait appeler tante Agathe, dont l’un des souhaits les plus ardents de toute sa vie est de faire ma fortune. Elle n’y est pas encore parvenue, mais en considération de cette louable intention, je n’avais pu refuser son invitation à passer quelques jours dans son château de Sologne.


C’est une immense bâtisse dont elle n’occupe qu’une dizaine de pièces en compagnie d’un majordome à grosse tête chauve et pâle, et de deux ou trois fantômes sans agressivité.


Ma chambre, aux allures de cathédrale, se situait côté parc, à l’extrémité d’un couloir aux dimensions olympiques. Elle était seulement meublée d’un lit à baldaquin, d’un coffre moyenâgeux et de quelques armures qui grinçaient la nuit lorsque les souris se mettaient à danser. La décoration se limitait à quelques tableaux d’ancêtres qui faisait penser à la famille Addams, et à quatre énormes trophées de chasse dont les ombres mouvantes donnaient l’impression de vouloir vous dévorer.


Il était minuit lorsque j’avais éteint ma lampe et regagné mon lit à tâtons. Puis, après avoir psalmodié à voix basse une prière dont le refrain est le numéro de ma police d’assurance, avait commencé une longue attente du marchand de sable dans un climat d’anxiété mêlée d’ennui.


Il est arrivé avec un retard si considérable que je ne l’attendais plus et qu’il a fini par me surprendre. J’ai alors pu entamer un nouvel épisode du cauchemar commencé en début de semaine, dans lequel toujours le même cadavre, drapé dans un grand drap de lit maculé de sang, me prévenait qu’une horde de loups sortie du parc allait bientôt venir me déchiqueter les chairs et m’énucléer les orbites.


Cet avertissement m'était signifié dans les éclats d'un orchestre uniquement composé des trompettes du Jugement Dernier qui me réveillèrent en nage.


En fait d’orchestre, il n’y avait que le tambour de mes tempes et la sonnerie d’un antique téléphone mural que j’avais cru en dérangement pour ne pas déranger.


La lune diffusait dans la pièce une lumière de fin du monde, épuisée par sa traversée des vitraux crasseux qui garnissaient mes fenêtres. Elle me permit cependant d’atteindre le combiné antédiluvien. J’ai toujours eu la plus grande méfiance pour les appels téléphoniques au milieu de la nuit. En général, ils ne sont pas annonciateurs de bonnes nouvelles. Celui-ci ne fit pas exception.


C'était tante Agathe qui, d'une voix mal lubrifiée, que l'on pourrait sans se tromper qualifier d'outre-tombe, m'annonçait qu'elle avait enfin reçu ses résultats.


Elle était positive.


J'étais devenu un « cas-contact » à risque, et devait sans délai rester en quarantaine dans ma chambre.


Elle me ferait porter des repas.


samedi, novembre 21, 2020

Rester ou partir


Le professeur Didier Raoult. — je précise illico qu’il s’agit d’un homonyme. — venait d’achever la conclusion d’une longue conférence sur les conditions d’existence à la fin d’une civilisation industrielle décadente.


Il restait encore dans la salle quelques survivants qui se débattaient dans le bourbier du découragement, et luttaient contre une irrésistible envie de suicide.


C’est alors qu’une jeune femme rousse qui semblait n’avoir rien écouté tant elle paraissait préoccupée par ce qu’elle voyait dans le miroir de son poudrier, posa LA question qui ferait plus tard l’objet d’un nombre considérable de débats et de multiples exercices d’écriture.


Alors, Professeur, lança-t-elle d’une voix aussi veloutée qu’une soupe aux pois chiches trop poivrée, faut-il rester ou partir ?


Le Professeur Raoult sursauta, rejeta en arrière son abondante chevelure blonde  — toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait purement fortuite —  et tout en triturant une maigre barbichette dartagnesque, rétorqua : Voilà une bonne question. Elle est fondamentale et je vous remercie de l'avoir posée.


En préambule, je voudrais vous faire remarquer que l'on n’a pas demandé à venir. Ça commence toujours mal. Ce n'est pas notre choix. On ne nous a pas demandé notre avis. À la fin de l'histoire, on sait déjà que l'on devra partir, que nous soyons d'accord ou non !


Alors, pourquoi voudriez-vous qu'entre ces deux extrémités, nous ayons le choix de rester ou partir ? Enfin ! Un peu de bon sens. Mais vous ne pouvez pas comprendre, vous n’évoluez pas dans le même écosystème.


Ha ! Je sais bien qu'il y en a qui passent leur temps à partir. Cela leur donne sans doute un sentiment, je devrais dire une illusion, de liberté. J’ai là des graphiques qui en attestent et j’ai diffusé sur la question plus d’études que beaucoup de mes confrères. Vous pouvez vérifier, c’est on line. Ces personnes mutent,  changent de conjoint, de domicile, de travail, de pays et que sais-je encore ? Est-ce vraiment un choix ? La plupart du temps, elles le font sous la contrainte, quand ce n'est pas dans l’urgence.


Personnellement, je serais plutôt partisan de rester. C'est moins fatiguant. Moins de déménagements, moins de frais, moins d'ambition, moins de progrès, moins de croissance. Tranquillou quoi ! (Je vous avais dit qu’il s’agissait d’un homonyme).


Enfin, je dis ça, je dis rien, poursuivit-il. Nous sommes tous condamnés à nous cogner les orteils sur la brique du Destin, et ensuite il vaut mieux attendre que la douleur s’apaise. Le Destin n'aime pas qu'on ait des certitudes, et c'est toujours le moment où nous pensons que le monde nous appartient qu'il choisit pour brandir sa matraque plombée.


Alors, rester ou partir, le hasard choisira pour nous. Et je vous le redis, on finira tous par partir. Tous !


jeudi, novembre 19, 2020

L'accident



Mon accident est survenu le jour même où j’avais fait l’acquisition de deux éthylotests pour bénéficier d’un prix promotionnel. Deux pour le prix d’un seul.

J’en ai évidemment profité pour tester celui qui était gratuit. En sortant du bistrot, j’ai embrassé par inadvertance un platane en bas d’une putain de ligne droite qui se terminait par un virage à angle droit.


Quand je me suis réveillé après plusieurs mois de coma, j’avais des tuyaux partout et je ressemblais au personnage principal dans Les maléfices de la momie, The Curse of the Mummy’s Tomb, de Michael Carreras. C’est un film dans lequel la momie ressuscite.


Je vivais.


Ma courbe de température faisait le grand huit et j’étais incapable d’articuler un mot ou de lever le petit doigt. Les toubibs étaient sans espoir et ma famille refusait de signer mon ticket de sortie. J’étais un calife au milieu d’un harem d’infirmières qui soignaient un légume dans un sarcophage.


J’étais plus mort que vivant, mais tant qu’il y a de la vie…


Puis vint le jour où j’ai pu appuyer sur le bouton de la télécommande pour appeler du secours, et commencer à parler comme une fuite de gaz.


Je vivais toujours et ma courbe de température s’était stabilisée.


Six mois plus tard, je pouvais m’asseoir dans le fauteuil de ma chambre avec l’aide de deux personnes. C’est à cette époque que deux flics sont venus me voir pour des explications sur les circonstances de l’accident. Ils insistaient avec des regards de hyènes au motif que j’avais terminé ma course en culbutant un vieillard qui sortait son chien, lequel attendait toujours son maître devant la porte du crématorium. Mes cabrioles m’ayant placé immédiatement en état de mort cérébrale, j’étais bien incapable d’avoir le moindre souvenir de ce qui s’était passé.


À partir de ce moment-là, ils ont placé un agent en faction devant ma porte et ma courbe de température a recommencé à grimper.


Ce n’était plus La momie, mais La malédiction du pharaon.


Comme la chance ne sourit qu’aux crapules pendant que les pauvres gens meurent aux pieds vermoulus de l’échelle sociale, ma santé s’est rétablie et mon jugement s’est tenu en présence d’un avocat stagiaire commis d’office.


J’ai quitté ma chambre et son harem pour une cellule et ses matons, ce qui m’a occasionné un peu de déprime, d’autant que ma famille qui n’avait pas voulu me faire sortir de l’hôpital ne cherchait pas davantage à me faire sortir de prison.


Mais enfin, je vivais toujours…


Comme il n’y a de chance que pour les salauds, je suis sorti plus tôt que prévu, quand une contre enquête finit par révéler à l’issue d’une bataille d’experts, que mon vieillard était mort d’une crise cardiaque.


Aujourd’hui, je me suis marié avec mon infirmière préférée. Peut-être parce que je viens de gagner au loto.


Enfin, la vie commence.

Entre deux eaux


Depuis le début de la pandémie, je nage en permanence entre deux eaux, l’anglais et le français, le français et l’anglais. Notre langue n’est plus sécure, elle aurait besoin de se faire relooker.


Faut dire qu’actuellement, avec nos énormes besoins de coping, de clapping, de fact cheking et de tracking, le burn-out nous guette.


Mais n’étant pas surbooké grâce au confinement, je vais pouvoir vous faire le Pitch.


Il est exact qu’avec toutes ces news et ces fake-news, il y a de quoi se crasher, mais ne vous inquiétez pas, je vais vous briefer et décrypter tout cela. C’est un vrai challenge, mais je vais vous mettre dans la loop, ainsi vous ne serez plus des loosers, vous ne serez plus has been.


Depuis quelques temps, on a l’impression de vivre en live une Adventure game. On ne sait plus quels smileys coller sur nos flyers. On fait du stop and go ou du click and collect. En fait, on est en stand bye. C’est pas un scoop si je vous dis qu’il ne faut pas attendre last minute pour sortir son airbag, sinon exit la task force, goodbye les likes et les followers.


Pour le shopping, ok pour le black friday, son discount et ses produits low cost, mais en open space, sinon gare aux clusters et aux super spreaders.


Pour vous détendre, j’ai le bon workout, un process qui fait le buzz, cool et complètement trendy. Il est au meilleur ranking. Si vous voulez glitter, je peux vous le forwarder, et si vous êtes borderline, il va vous booster. C’est du Number one au best of, vous en serez scotchés. Il est leader sur le marché et vous en deviendrez Addict.


Avec ça, je vous promets un monde plus green.


Je n’en dirai pas plus pour l’instant pour ne pas me faire blacklister, et n’aurai qu’une dernière pensée pour notre belle langue française.


LOL



lundi, novembre 16, 2020

La rencontre

 La vie du cosaque Victor Ivan Nikitarovitch lui semblait une longue route verglacée et sans espoir. Pour mieux en épouser les virages, il avait choisi de ne conduire que saoul. Aussi, ne prenait-il jamais le volant sans avoir bu au moins deux ou trois « sorcières ambrées » qu’il affectionnait particulièrement, et de préférence sans eau de Seltz.


Victor Ivan Nikitarovitch avait une tête excentrique aux joues allumées, au crâne nu et brillant qu’ont souvent les têtes de toqués. Il avait quelque chose du comédien, du fou et du distillateur-goûteur, avec une parole bizarre qui dramatise et s’arrête parfois au milieu de ricanements troublants.


Bien entendu, cela était du aux « coups de fouet » qu’il ingurgitait régulièrement, un cocktail de son invention que l’on servait aux lapins lorsqu’on les opposait à des grizzlis dans les arrières-salles des tripots du grand nord sibérien. Dans un seul cas, l’ours avait tenu trois rounds.


Plus d’une fois le cours de sa vie avait failli voler en éclats, mais il n’avait jamais eu d’accident, ayant toujours réussi à rattraper les zigs fortuits de sa Lada par des zags rapides et opportuns.


Son seul accident, son coup de malchance, ce fut lors d’un coup de foudre avec Ievguenia Alekssandrovna qui faisait du stop. 


C’était une splendide gaillarde, à la croupe avantageuse, aux yeux charbonnés, aux lèvres sanguinolentes et certainement titulaire de la plus belle devanture de Komsomolsk-sur-Amour. Le tout était véhiculé par une paire de jambes qui disparaissait dans des cuissardes moulantes aptes à provoquer les émotions les plus frétillantes.


Dès que Viktor Ivan Nikitarovitch la vit, son vit lança immédiatement un défi à Von Karajan.


Ievguenia tomba immédiatement amoureuse de Viktor. Bien décidée à plonger rapidement le cosaque dans le vertige de son corsage et les commissures de son intimité, elle lui offrit rapidement l’hospitalité de son hangar à fourrage.


Elle ne fut pas déçue.


Ses mains partirent en balade, glissèrent le long de la splendeur velue du torse de Viktor Ivan Nikitarovitch, s’attardèrent sur les épaules osseuses, descendirent le long des bras, touchèrent les hanches, le ventre plat et encore un peu plus bas.


Là, les mains s’arrêtèrent.


Ievguenia Alekssandrovna ouvrit grand les yeux et toucha encore une fois. Etait-ce vraiment possible ? Avec une précaution infinie elle souleva la couette pour confirmer de visu la découverte de sa main.


Ses ébats connurent alors un surcroît d’intensité dont le ressort lui échappait de temps en temps.


Hélas, Ievguenia ne supporta pas les « coups de fouet » de Viktor et les haltes quotidiennes au « Palais de la Vodka ». Un soir, elle trébucha dans l’Amour, juste à son confluent avec la Boureïa, et ne remonta pas d’une semaine. Une belle mort, en somme.



jeudi, novembre 12, 2020

Un art peut en cacher un autre

Charles n’aspirait qu’à mener une vie raisonnable et vertueuse. La pratique de l’art de la méditation et de la mémoire lui permettrait certainement de déterrer ses talents cachés et d’atteindre, en dépit de circonstances peu favorables, un bonheur serein. Il voulait s’en convaincre.

Il était peu séduisant et aurait eu besoin d’un nombre considérable de retouches pour être accepté dans le concours de beauté le plus modeste.  Aussi, s’était-il habitué progressivement aux râteaux et était-il passé maître en Hellénépiphanisation qui est l’art d’aller se faire voir chez les Grecs.


Il s’était exercé également à la pratique de la drague et du baratin, mais n’avait progressé que dans l’art de la luthomiction qui est, comme chacun le sait, l’art de pisser dans un violon.


Il avait conscience de tout cela et maîtrisait philosophiquement l’art de savourer les réminiscences. Il en était là de ses réflexions, assis à la terrasse d’un café parisien, au milieu d’une foule bruyante, lorsque lui apparut Clémence.


Elle passa devant lui en laissant dans son sillage une traînée de parfum à cinquante euros la giclée. Il n’y avait rien à redire à son enveloppe extérieure. Elle aurait pu être la vedette d’un harem de sultan. Ses rondeurs d’une volupté presque immoral s’offraient sans pudeur au feu du regard de Charles, dont la chaleur la fit se retourner.


La fille qui lui avait tapé dans l’œil était un de ces jeunes vampires tout en rouge à lèvres, dont le temps passé à la toilette et au maquillage ne laisse d’autre possibilité que celle d’exercer la pyropygie qui est l’art de mettre le feu aux fesses d’autrui.


Elle sourit, et ce fut comme si quelqu’un avait baissé le volume du reste du monde. Charles n'entendait plus le brouhaha dont il était enveloppé l’instant d’avant.


Le feu avait pénétré dans son cœur, mais il se garda bien de sourire en retour, affectant l’indifférence, car il savait bien que ses chances étaient très minces, pour ne pas dire squelettiques. Il était demeuré assis, jouant à placer bout-à-bout l’extrémité des doigts de ses deux mains, en regrettant de ne pas en avoir davantage.


Rien dans ses manières ne suggérait qu’il aurait aimé lui faire une déclaration d’amour enflammée. On lui aurait plutôt délivré un diplôme d’orchopercussion qui est l’art de s’en battre les couilles.


Ô combien il aurait aimé avoir sous la main un dragon à terrasser afin d’attirer davantage l’attention de la demoiselle !

mercredi, novembre 11, 2020

Seul

Il était seul. Absolument seul. Trop seul au monde pour qu'un prénom lui fût utile. Mais il aimait cela. Ceux qui l’avaient fréquenté étaient rapidement devenus allergiques à sa personne.

Il avait fait des retraites dans les monastères les plus isolés de la vallée de Katmandou, ainsi que dans les plus hautes météores de Thessalie. Il avait connu les hivernages du Spitzberg, était resté des mois bloqué dans les glaces de la baie de Qikiqtarjuaq en compagnie des ours, mais à présent il avait mis un terme à ces aventures solitaires.


Il se passait encore trop de choses autour de lui. Il voulait vivre intensément et seule l'oisiveté, la vraie, lui permettrait d'atteindre cette jouissance. Il privilégiait les richesses intimes de l'âme et méprisait l’argent.


Cela lui était facile. Fils unique d'un couple de bourgeois fortunés, il vivait à présent dans un château isolé au milieu de landes brumeuses et de marais infestés de sables mouvants. Il n’avait pour seul compagnon que les fantômes de chevaliers errants qui s'étaient entretués dans ce coin perdu vers la fin du XIIIe siècle. Un philodendron déprimé constituait l'unique présence ou palpitait un atome de vie dans son univers.


Alors, il restait là, immobile, vautré dans un fauteuil poussiéreux, comme la poupée d'un ventriloque après la fin du spectacle. Sa barbe de quatre jours, ses yeux cernés et fiévreux, ses doigts tachés de nicotine et son tricot de corps crasseux, racontaient la triste et sempiternelle histoire de l'homme qui n'a que le Misanthrope comme livre de chevet.


Sa seule joie fut d'apprendre par le facteur la décision de confinement.


mardi, novembre 10, 2020

La Krise

 Lorsque l'épouvanteur se présenta, le jour commençait à baisser.

Il était petit et frisé et il entama son discours destructeur par les mots suivants : « Quand tout est noir, que tout va mal, que les candidats aux élections présidentielles se présentent comme une petite lueur d'espoir dans l'obscurité d'une société en déroute, c'est bien que la crise est là ! »


Le petit homme frisé s’agitait en martelant son pupitre à chaque annonce d'une nouvelle catastrophe. Il les empilait comme les couches d'un millefeuille, crise sociale, crise économique, crise sanitaire. Ils alignait les chiffres du chômage, de la pandémie, de la dette, du terrorisme et des suicides. Il énumérait les manquements, les erreurs de gestion, les lois liberticides, les quatrième et cinquième vagues, les absences d'anticipation, les mensonges, les conflits d'intérêts, les batailles d'ego, les contradictions, les incohérences et autres déclarations plus confuses les unes que les autres qui nous rapprochaient insensiblement de la guerre civile.


Visiblement, c'était foutu. On ne s'en remettrait jamais. Nos enfants paieraient l'addition sur plusieurs générations. C'était la fin des libertés, de la démocratie, l'avènement de la surveillance généralisée, les confinements et déconfinement à répétition, les caméras dans toutes les rues, le traçage de chacun de nos déplacements, de chacune de nos dépenses, de chacune de nos conversations.


Le petit homme frisé voyait la peur enfler dans les rangs de son auditoire qui s'épongeait de plus en plus le visage. Les yeux se fendillaient, les genoux s’entrechoquaient, les slips se mouillaient. Les « gens », ce troupeau inconséquent, prenait-il enfin conscience du gouffre insondable qui s’ouvrait sous ses pieds ?


Ce n'est que lorsqu'il fut certain et satisfait de voir son auditoire totalement abattu, écrasé par une chape de plomb et de malheur qu'il venait de déverser sur lui, lorsqu'il fut bien assuré que la foule sentait le souffle des chevaux de l’apocalypse sur sa nuque, qu'il consentit enfin à faire savoir qu'il avait la solution.


Oui. Le petit homme frisé avait la solution. Il avait un programme pour régler tous ces problèmes. Une méthode qui avait déjà fait ses preuves dans le monde entier. On ne pouvait qu’être surpris qu’elle ne soit pas déjà appliquée en ces funèbres circonstances. Cette technique était connue depuis l’antiquité et lui, le petit homme frisé, allait la mettre en oeuvre.


Les romains l’appelaient « infectum digito technica ». Elle fut reprise dans les pays du Commonwealth sous l’appellation « wet finger technique », « Nassfingertechnik » chez les Allemands, « tecnica con le dit bagnate » en Italie, mais aussi de par le vaste Monde teknik Jari basah, technika mokrego palca, técnica de dedo mojado, blant fingentackni, etc. etc. C’est dire que cette technique est connue du monde entier et nous serions bien les derniers à la mettre en oeuvre, ce qui explique que nous soyons dans une situation pire que celle de nos voisins.


Mais ne soyons pas trop sévères avec nos dirigeants ajouta le petit homme frisé. Le côté aléatoire de cette méthode est parfaitement maitrisé et certains membres du Gouvernement ont commencé à appliquer cette « technique du doigt mouillé » avec le succès que l’on sait. Elle est pour l’instant en période de rodage et sera certainement généralisée compte tenu des premiers résultats prometteurs.


Il faisait tout à fait nuit lorsque le petit homme frisé termina son discours.



(Une suite à cette histoire ICI)

samedi, août 01, 2020

Tante Agathe

Il y avait bien longtemps que j’hésitais à discuter avec tante Agathe. L’oisiveté dans laquelle m’avait fait sombrer la pandémie m’incita cependant à prendre de ses nouvelles car tante Agathe est un sujet à risques selon les critères de l’O.M.S. Depuis que je la connais, son anatomie ne cesse d’être en expansion et j’ai renoncé à compter les vagues de son menton qui viennent se perdre dans la masse fluctuante de sa poitrine féllinienne. Pourtant elle ne manque pas de charme avec ses yeux bleu faïence qui lui donnent les allures d’une Cléopâtre qui se serait gavée de féculents.


L’effet de surprise me gratifia de quelques secondes de silence, mais lorsque sa langue se délia, il m’apparut dès le début qu’elle souffrait de paroles rentrées depuis longtemps, par manque de victime convenable sans doute. Elle s’embarqua dans une sorte d’introduction à une longue conférence sur les conditions d’existence en période de confinement et ses mots faisaient songer au crépitement des brindilles dans l’âtre.


Le téléphone se mit à vrombir comme une roulette de dentiste. C’est qu’elle a du bagou, tante Agathe. Elle est capable de gagner tous les concours de baratineurs. Son plaidoyer pour le professeur Raoult s’abat sur moi comme une avalanche, un déluge de phrases. C’est la reine des pirouettes verbales et des circonlocutions. Elle aime se déchainer aux grandes orgues de la langue française et ne s’interrompt que pour respirer. Dès qu’elle a les poumons remplis, elle repart pour une autre série de patati et de patata.


Rien que de très rassurant, finalement.



Les mots à placer sont proposés par LES PETITS CAHIERS D'ÉMILIE

CIRCONLOCUTION, BARATINEUR, TÉLÉPHONE, DISCUTER, BAGOU, PLAIDOYER, PAROLE et PIROUETTE, 


samedi, juillet 11, 2020

Le vendeur de temps

La précipitation est mauvaise conseillère et dans ce monde où tout doit être fait en un éclair, ou du moins à la minute, par souci de rentabilité, tout le monde fait diligence, court du matin au soir à pied, à cheval ou à vélo et risque l’infarctus ou perd les pédales dans la crainte perpétuelle de voir sa boite couler et licencier. Pourtant le remède est simple : ra-len-tir et prendre son temps !

Vous souvenez-vous de ce petit village perché sur les falaises du Temps, dont tous les habitants étaient joyeux, aimables et riches, alors que l’on n’entendait monter de la vallée que plaintes et gémissements ?

Cette curiosité attirait naturellement les foules et l’on voyait serpenter jusqu’à cette bourgade de longues colonnes de gens pressés et tourmentés qui se bousculaient pour rentrer et repartaient détendus et souriants.

Tout ces gens étaient passés chez le vendeur de temps, un homme sans âge qui habitait le village depuis la nuit des temps. Le bruit circulait qu’il était horloger mais avait vendu son âme au Diable avant de vendre du temps. Il semblait surfer sans la moindre éclaboussure sur l’invisible torrent des siècles et des jours qui entraîne le commun des mortels dans la tombe.

C’est que le torrent dont il s’agit passait dans sa mystérieuse boutique et il lui était donc facile d’en puiser à sa guise et de le vendre à un prix très raisonnable, puisque ces liquidités placées à quatre pour cent pouvaient encore fructifier et faire le bonheur de gens qui en manquaient.

Il y avait très peu de mécontents. Les sales quart d’heure étaient rares mais, bien sûr, il pouvait arriver de rentrer avec un temps pourri ou alors, de perdre son temps au retour.

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où un poète vint au village et, tombant à genoux, s’exclama « Ô temps, suspends ton vol, respecte ma jeunesse ! » Il fut exaucé. On se demande encore pourquoi.

Le temps s’arrêta et le Diable vint chercher le soir même l’âme qui lui était due.

Le temps a repris son cours dès le lendemain matin, et aujourd’hui on annonce la 5G.




Les mots placés dans le premier paragraphe sont proposés par LES PETITS CAHIERS D'ÉMILIE

PRÉCIPITATION, PIED, VÉLO, ÉCLAIR, BOITE, COURIR, RISQUER, RALENTIR, TEMPS, REMÈDE, DILIGENCE, MINUTE et même le mot PÉDALE qui avait été perdu en route, sans doute celle du frein !

jeudi, juillet 09, 2020

Le fantôme de la bibliothèque


  • Mais vous avez beaucoup de retard, se plaignit le bibliothécaire du château, d’un ton réprobateur et inquiet, tout en s’épongeant le front. Je vous attendais la semaine dernière ! Le fantôme s’est manifesté toute la semaine, savez-vous ? Nos livres disparaissent un à un et…
  • Et depuis, plus rien ?
  • Non, sa dernière apparition date de dimanche, minuit..
  • Heure de Paris ?
  • C’est important ?
  • Et comment ! Une fois, j’ai attendu un fantôme toute une nuit et pendant ce temps là, il errait dans les couloirs du château Frontenac.
  • Bon, je vous laisse faire votre travail, dit-il en partant, une expression d’horreur sur le visage.

Il ment certainement, ai-je pensé. Je me suis mis à lire, ce que l’on fait habituellement dans une bibliothèque, et j’ai attendu, sans une once de peur.

Il régnait dans la bibliothèque, un silence de sépulcre que seul troublait le bruit assourdissant des pages lues que l’on tourne.
Dehors, le même silence étouffant des arbres au feuillage immobile. Nous étions au cœur de l’été et il faisait une chaleur toïde, sans le moindre souffle d’air.

On aurait entendu un gendarme passer dans les allées du parc.

Puis la porte de l’horloge comtoise qui ornait silencieusement un angle de la salle, en indiquant dix-neuf heures trente sept depuis plus de cinquante ans, émit un craquement et s’ouvrit en grinçant, laissant le passage à un ectoplasme blafard, vêtu d’une aube blanche.

Il fouilla dans les étagères et s’apprêtait à repartir par le même chemin avec un livre sous le bras lorsque je l’interpellai.

Mon étreinte le fit sursauter au point qu’il en perdit ses lunettes et il afficha cette stupeur caractéristique des animaux pris dans le pinceau des phares.

  • Tu peux te venter de m’avoir fait courir, vieux briscard, mais je te tiens enfin, dis-je en le prenant à bras-le-corps.

- Provisoirement, commissaire, provisoirement, crâna-t-il en m’adressant cette sorte de faible sourire que les gladiateurs romains adressaient à l’empereur avant d’entrer dans l’arène.

  • Comment avez-vous fait ? Me demanda le lendemain le bibliothécaire.
  • J’ai embrassé l’aube d’été, Rimbaudai-je*.
  • Ah ! Ah ! Vous pouvez dire, commissaire, que vous m’avez bien eu !
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* Cf. le poème de Rimbaud "Aube"

Les mots à placer : ALLÉE, PARC, CHÂTEAU, CRAQUEMENT, PEUR, ÉTREINTE, GRINCE et MENT.