dimanche, décembre 13, 2020

Les graffitis de la mort


Pierre voyait toujours le bon côté des choses. Depuis qu'il avait été muté d'office en 2008, et mis au placard, son nouveau lieu de travail était beaucoup plus proche de son domicile. Il pouvait se rendre à son bureau à pied et, comme l'entreprise ne lui donnait rien à faire, dans l'espoir de le pousser au suicide, il s'était mis sérieusement à l'écriture de son « livre-révélation » ainsi qu’il l’appelait.

La crise financière avait bon dos. En fait, sa multinationale n’aimait pas les lanceurs d'alerte. Il saurait le faire savoir. Il avait connaissance, pour cela, de dossiers accablants, de quoi étayer largement son récit.


Le trajet le plus court lui permettant de rejoindre son placard, lui faisait longer un cimetière dont le mur d'enceinte était recouvert d'affiches et de graffitis. L'un deux avait particulièrement attiré son attention. Il trouvait bien sa place en ces lieux, et disait : « L'amour est le seul moyen de rester vivant ». Tous les pensionnaires qui reposaient derrière ce mur avaient-ils manqué d'amour ? Un bon sujet de réflexion pour le bac de philo, pensait-il.


Chaque fois qu'il passait devant le mur, il ne pouvait s'empêcher de relire cette citation écrite à la bombe de peinture noire sur fond blanc. Il avait étudié tous les arguments qui pouvaient militer en faveur de cette affirmation, mais également ceux de nature à la contredire. Il en avait fait part à ses collègues de bureau.


Après une interruption durant les fêtes de fin d'année, il avait repris le chemin de l'entreprise le 12 janvier. Préoccupé par ce qui l’attendait sur son lieu d'oisiveté forcée, il n’avait pas vu tout de suite le changement. Ce n'est qu'en rentrant le soir qu'il se rendit compte que son graffiti favori avait été remplacé par un autre. Le même emplacement avait reçu une couche de peinture blanche sur laquelle était inscrit : « 10 - Amour de reins, amour de rien ». Il s'était dit que ce graffiti était trivial et ne valait pas le précédent. Le lundi 19 janvier, la même substitution avait eu lieu puisque l'on pouvait lire au même endroit : « 9 - On ne badine pas avec l'amour ». C'était beaucoup plus classique. Le lundi suivant, le même tagueur — on reconnaissait l'écriture — avait écrit : « 8 - L’amour, c'est l'oubli de soi ». Il se demandait qu'elle pouvait être la signification du chiffre qui précédait ces citations. Le 2 février connut la suite de ces transformations : « 7 - Seul, l'amour guérit de tous les maux ». Il compris que le chiffre était un compte à rebours, ce qui se confirmait le lundi 9 février : « 6 - L’amour ne meurt jamais de mort naturelle » ainsi que le 16, avec : « 5 - L'amour est plus froid que la mort ».


Deux semaines de suite, la mort avait fait son apparition dans les citations, ce qui ne paraissait pas anormal sur un mur de cimetière. Le 23 février, avec « 4 -  Toute mort est unique », le mot amour avait disparu, ce qui se confirma également le 2 mars avec : « 3 - La mort n'est pas une excuse ». Il essaya de se poster pour surprendre l'auteur de ces graffitis, mais une météo particulièrement froide et maussade s'opposa à son projet, et le 9 mars il découvrit le graffiti : « 2 - Dieu aime les morts ». Il eut un pressentiment désagréable qui lui fit penser qu'il rejoindrait bientôt les occupants de l'autre côté du mur, mais c'était parfaitement ridicule. Il était en pleine santé, et pourquoi le tagueur s'adresserait-t-il à lui en particulier ? Cela n'avait aucun sens.


Le lundi 16 mars, il put lire : « 1 - Tous les morts sont pauvres ». Lui, l'était déjà, et les morts s’en moquaient bien. S’il s'agissait bien d'un compte à rebours, il devait se terminer le 23 mars.


Ce jour là, il faillit ne pas rejoindre l’entreprise, par superstition, mais conscient du ridicule de la situation, opinion partagée par sa femme à qui il avait fait part de ses inquiétudes, il se rendit tout de même à son bureau. Il voulait mettre un point final à son livre qui dénonçait toutes les turpitudes financières auxquelles se livrait sa société. Ce brûlot allait faire parler de lui. Sa vente lui rapporterait suffisamment d'argent pour vivre, et il comptait donner sa démission avant peu.


Sur le mur du cimetière était écrit : « 0 - Toute mort est la première ».


Le 25 mars, Pierre eut ses premiers malaises et il mourut le lundi 30 mars.


S'il avait pu se rendre au bureau, plutôt que de perdre son temps à mourir, il aurait découvert sur le mur du cimetière : « -1 – Le fait qu'il soit mort ne prouve absolument pas qu'il a vécu ». Ce graffiti n’a plus jamais changé depuis ce jour-là.


vendredi, décembre 11, 2020

Un cadeau précieux


Le soir du réveillon de Noël, nous n'étions que six à table parce que le Président nous menaçait de reconfinement si l'on désobéissait. De plus, le couvre-feu allait être renforcé, et surveillé par une milice armée.


Mon épouse et moi-même avions invité, comme à l'accoutumée, notre chère tante Yvonne, une belle pouliche dont le regard, tempéré par des paupières en forme de fer à cheval, provoquait toujours un trouble de la moelle épinière chez les hommes. Comme chaque année, elle était accompagnée d'un nouveau cavalier qui la menait à la cravache, mais elle aimait cela.

Et bien sûr, il y avait aussi l'inévitable tante Jeanne, une créature émaciée au visage bleu turquoise légèrement pastellisé de rouge, et équipée d'une langue de vipère entre deux yeux noirs de rapace. Elle ne se départissait jamais d'une expression de dédain ironique envers son mari qui, pour se donner une contenance, faisait celui qui avait vu des choses qu'il vaut mieux cacher aux simples mortels. Mais après tout, quand on vit en telle compagnie, cela était peut-être vrai.


La nuit serait longue, mais le menu de réveillon promettait de l'occuper agréablement. Nous avions prévu la ronde des mises en appétit ; la farcette d'agneau, pascadette à l'ail, ragoût de calçots à la catalane ; la terrine de vairadels et alencades en chichoumeys froide et gaspaccio ; le pâté de lapereau en crousties de pomme de terre et aux escargots petits gris ; la ballottine de dinde au foie gras, aux abricots secs et aux cranberries ; la minute de filet de bezougue aux navets et cardamome ; l'aumônière de chèvre et brebis à la fleur de thym, servie chaude ; la flambée aux figues et miel de romarin, et pour terminer, les mignardises avec les alcools et les cigares. Le tout serait naturellement arrosé de vins de Champagne à volonté et d'un vin des Corbières, c'est à dire du Terroir de Saint-Victor, dont les vins rouges, généreux, gras et ronds, possèdent des tanins bien fondus et une belle longueur, nez et bouche se distinguant à la fois par l'intensité et la finesse de leurs arômes de fruits rouges.


La simple lecture de ces réjouissances nous avait mis les glandes salivaires à la dérive, et tante Yvonne disait déjà qu'elle avait l’étalon dans l’estomac, une de ses blagues favorites.


Nos invités attaquaient les premières mises en appétit, lorsque la clochette de la porte d'entrée tintinnabula.


Je me trouvais en cet instant à la cuisine avec mon épouse, pour apporter de nouveaux plateaux chargés d'huîtres en gelée de mer. Ce fut donc tante Yvonne qui alla ouvrir et poussa un hennissement de surprise en voyant deux Pères Noël qui pénétrèrent immédiatement dans la maison, sans y être invités. « Il n'y a pas de couvre-feu ce soir. Nous en avons donc profité pour venir remplir notre hotte » chantèrent-ils en cœur sur l’air de Jingle Bells. (Essayez, c’est très difficile)


Aucun de nous n'aurait su dire lequel des deux était le plus laid. Il y avait dans ces Pères Noël quelque chose de Don Quichotte et Sancho Panza, ou de Laurel et Hardy, sauf que le plus grand était aussi le plus gros, alors que le petit était maigre et flottait dans son déguisement rouge. Il ne portait pas la traditionnelle barbe blanche et l'on ne pouvait détacher son regard de sa pomme d'Adam pointue qui montait et descendait chaque fois qu'il déglutissait en répétant sans cesse à son compère « Vas-y Larousse », « Vas-y Larousse » avec une lueur de démence dans le regard.


Au bout d'un temps certainement très court, mais qui nous parut fort long, le grand Larousse (puisqu’il semblait que ce soit son nom) hurla : « Tais-toi p’tit Robert ». Ainsi, les présentations étaient faites.


Le grand Larousse avait un ventre énorme où semblait réfugié le reste de son corps, et des mains comme des enseignes de gantier. Il s'en servit pour extraire de sa hotte un fusil de chasse avec lequel il menaça de faire disparaître toute la famille plus rapidement que la Covid, si nous ne lui remettions pas illico l'ensemble de nos objets de valeur et les économies forcées de toute notre année 2020.


Putain d'année ! On n’était pas près de l'oublier, et on s'en foutait bien de ne pas pouvoir réveillonner le 31.


Notre seul cadeau fut que Larousse et p’tit Robert nous laissèrent la vie sauve.




lundi, décembre 07, 2020

Coronavirus, le bilan.

 Mesdames et Messieurs, chers amis,


Comme chaque fin d’année, le moment est venu pour notre coterie, de faire le point sur les résultats obtenus par la stratégie à long terme qu’elle poursuit depuis longtemps. En 2020, nos avancées sont dues à une action très particulière, raison pour laquelle j'ai intitulé mon propos de synthèse : « Coronavirus, le bilan ».


En mettant sur le marché un virus qui tue les plus âgés dans la quasi-totalité des cas, les exceptions étant infinitésimales, on pensait avoir réglé un grand nombre de problèmes simultanément. Les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de nos espérances, et sont variables selon l’angle sous lequel on examine la situation.


Certes, au chapitre du stress et de la peur, les effets sont satisfaisants : les consultations de psychologues et psychiatres, mais aussi les déprimes et les suicides, n’ont jamais été aussi nombreux.


Sur le plan de l'épuration des EHPAD et autres maisons de retraite, les premiers résultats sont mitigés. Cela a très bien fonctionné dans certains établissements et beaucoup moins dans d'autres. Le but était naturellement de régler le problème des pensions, dont le coût devient insupportable. Pour l’heure, les cimetières se remplissent à un rythme soutenu de cadavres de vieillards, et dans un souci d'économie de temps, les adieux et effusions ont été interdits. Cela est conforme à nos modèles statistiques, mais certaines courbes ne progressent pas dans les proportions espérées. Il semble, en effet, que les vieux s’accrochent à leur vie végétative avec une insistance malsaine. Nous comptons régler ce problème par des injections à l'occasion des fêtes de fin d’année, qui devraient inciter cette population encombrante à raccompagner le Père Noël chez lui. Nous nous organisons pour cela.


De la même manière, notre espoir de mettre un terme aux manifestations de bonnets ou gilets jaunes, rouges ou noirs, par un confinement généralisé, a été relativement déçu. L'incohérence savamment orchestrée de nos décisions a, certes, bien entretenu la colère des révolutionnaires de tous bords, mais il est toujours très délicat d'alimenter le désordre à un niveau convenable. Le curseur se déplace parfois entre le cahot et le chaos sans que l'on maîtrise parfaitement sa course. Il ne faudrait pas que le nombre de blessés dans la police dépasse celui des manifestants, ni que ces mouvements perturbent nos paradis fiscaux. Heureusement, ceux-ci sont protégés et bien isolés.


En revanche, sur le plan économique, les résultats sont très bons et je terminerai mon intervention sur cette note positive. La destruction des petits commerces est  bien engagée et en bonne voie. La progression des monopoles est encourageante. Les ventes par internet et sans contact se multiplient conformément à nos projections qui doivent aboutir prochainement à une suppression de la monnaie dont les mouvements sont parfois difficiles à contrôler.


En résumé, nous ne pouvons qu’être satisfaits des avancées obtenues durant ces douze derniers mois. Nous allons bientôt pouvoir lancer « le grand reset planétaire », celui qui va remettre tous les compteurs à zéro et propulser nos comptes bancaires vers de nouveaux sommets.


Après cette belle année 2020, je vous souhaite une excellente année 2021 !





NDLA : Ce texte est une pure fiction. Toute tentative de rapprochement avec des faits ou des situations existantes ne peut être due qu’à une illusion d’optique ou la prise de médicaments psychotropes.


Le pari


— Professeur, il parait que vous vous êtes lancé dans le plus improbable pari qui soit ! Le pari du XXI° siècle. Une sorte de roulette russe.

— C’est exact, nous avons décidé de tester notre vaccin dans les EHPAD.

— En attendez-vous de bons résultats ?

— Il est beaucoup trop tôt pour le dire.

— Mais encore…

— Nous ne savons pas s'il protège de la transmission.

— On pourra donc contracter la maladie bien que vacciné ?

— Oui, et on ne sait pas non plus s'il protège de la contamination.

— Vous voulez dire, Professeur, qu’une personne vaccinée pourra malgré tout en infecter une autre ?

— Oui, mais les risques seront réduits si cette personne porte un masque.

— Vous nous rassurez. Mais alors, ce vaccin n'est pas véritablement un vaccin, s’il ne protège ni de la transmission, ni de la contamination, ni de l’infection, ni de…

— Oui, oui, bien sûr, mais on l'appelle vaccin quand même. C'est une technologie nouvelle qui n'a pas fait encore l'objet de nombreuses recherches. Pour le moment, aucun vaccin ARN n'a jamais été commercialisé en santé humaine.

— ARN ?

— Oui, vous avez déjà entendu parler de l’ADN. Et bien, c’est un peu pareil. On modifie les chromosomes. C'est ce qu'on a fait avec les OGM pour les légumes.

— Ah oui, je vois.

— On s'est dit, dans les EHPAD, il y a déjà pas mal de légumes. On va commencer par eux !

— Je comprends mieux, maintenant, cette stratégie.

— On ne voulait pas prendre de risques avec une technologie qui n'a pas fait ses preuves contre d'autres virus.

— Oui. C’est totalement nouveau.

— Et on est pressés !

— N’y a-t-il pas un peu de précipitation ? On entend dire que la phase trois n'est pas terminée, que des essais sont toujours en cours sur les cochons…

— Ecoutez, les risques sont calculés. L'espérance de vie moyenne dans un EHPAD est de deux ans. Si cela tourne mal, les victimes n’auront fait que devancer l'appel de peu…

— C’est finement raisonné.

— De plus, les chromosomes transformés sont potentiellement transmissibles aux générations suivantes. On ne sait pas quelle pourrait être la tête des nouveaux nés, mais il y a longtemps que les vieux en EHPAD ne font plus d’enfants, ha, ha, ha !

— Ha, ha, hum, humm… 

— C’est pour cela que la phase suivante du programme de vaccination est également réservée aux plus vieux. Certes, un peu moins vieux, mais vieux tout de même… et nous espérons que pour les phases suivantes d'autres vaccins plus traditionnels seront disponibles, mais pour l’instant, ils ne sont pas prêts… non plus.

— Alors, Professeur, combien pariez-vous ?

— Ça peut marcher. Qui sait ? Ça peut marcher !