mardi, septembre 28, 2021

Le nanomètre

 

Je m’étais réfugié au Cercle. Oh ! Un simple club de vieux grincheux qui se réunissent pour ronchonner ensemble et se plaindre des dernières taxes inventées par le gouvernement.


Mais bon, il tombait une pluie fine et glacée, porteuse de congestions pulmonaires et poussée par un vent aigre venu d’Angleterre, alors…


Et puis Nestor nous y sert une absinthe de toute première qualité. Il n’a pas son pareil pour la servir avec un sourire obséquieux et quelques flatteries de circonstance propres à gonfler votre vanité et ses pourboires.


Comme les autres membres de notre Cercle, je me donnais l’air de réfléchir à des choses profondes, les yeux vagues, dans la position du penseur de Rodin. N’imaginez pas, cependant, que tous les membres du club se trouvaient dans la position du penseur de Rodin.


En réalité, je ne pensais à rien, sauf peut-être à la météo déplorable qui m’avait poussé dans ce fauteuil, lorsqu’un individu s’effondra dans le fauteuil voisin avec un soupir qui semblait venir de la plante de ses pieds. Je me tournai vers lui comme le ver de terre sur lequel on a marché, et m’entendis crier : « Mais c’est Théophraste Blansec ! ». Je n’avais rien trouvé d’autre à dire pour la bonne et simple raison qu’il s’agissait bel et bien de Théophraste Blansec. Un prénom inoubliable, - le même que Renaudot -, et un nom à l’opposé de ses habitudes.


J’avais certainement le visage de la surprise, mais Théophraste, lui, gardait toujours l’expression de quelqu’un qui se demande combien de temps il pourra encore supporter la dureté de l’existence. Il ne s’exprimait que du côté bâbord de son orifice buccal, ce qui nécessitait de se placer correctement pour comprendre ce qu’il disait.


— Je vous fais servir la même chose que d’habitude, Théophraste ?

— Bien sûr, un verre de vin rouge…

— Alors ?

— Alors quoi ?

— Cette exposition sur les nouvelles technologies ! Elle est bien ?

— Bof ! C’est une idée saugrenue.

— Ah bon ! Pourquoi ?

— Tout à fait identique à celle que nous avions vue il y a vingt ans.

— Ah non ! Théophraste (j’aime bien répéter son prénom désuet), il y a vingt ans, il s’agissait d’une exposition de science fiction…

— C’est bien ce que je dis. Aucune différence ! On y voit des lunettes de réalité virtuelle, des tatouages interactifs avec la domotique, des squelettes à la Robocop, et j’en passe…


C’est alors que nous fûmes arrachés à notre étonnement réciproque par un individu barbu et ventripotent qui nous écoutait à la dérobée, et qui affirma : « — Eh bien ! Moi, j’ai vu plus fort que ça encore. Un circuit intégré imprimé sur un support de deux nanomètres ! ».


Nous avions une vague idée de ce que pouvait être un circuit intégré, à condition de rester dans les généralités, mais le nanomètre nous parlait peu. Nous lui en fîmes la remarque.


— Le nanomètre, mes amis, c’est à peu près aussi long que votre ongle grandit en une seconde.


Nous savions cela ridicule, mais nous avons tous regardé nos ongles comme si nous allions les voir pousser de quelques nanomètres. 


Le barbu, dont le front démesuré indiquait la puissance cérébrale, et qui, de toute évidence, cherchait à engager la conversation, ajouta : « Savez-vous que sur une puce de la taille d’un ongle et épaisse de deux nanomètres, on est capable, aujourd’hui, d’imprimer cinquante milliards de transistors ? ».


Ces notions ne parvenaient pas à percer la carapace de béton qui enrobait notre cervelle. Lui non plus, d’ailleurs, ne pénétrerait jamais notre Cercle très fermé. Il était beaucoup trop savant pour nous.