Je
suis libraire…
Peut-être
ne devrais-je pas dire libraire car ma boutique, c'est la rue. J'expose les
livres que je vends sur des étagères posées sur le trottoir.
Attention,
je ne vends pas n'importe quoi. Ha, ça, non ! Que des vieux livres d'occasion,
hors d'âge, que les gens m'apportent pour faire de la place dans leur grenier.
Je vends beaucoup de livres de poche à la tranche jaunie et à la couverture
cornée, mais aussi d'anciennes collections dorées sur tranche et des revues
d'après guerre. Je possède quelques pépites pour qui sait les trouver.
Naturellement, je les protège dans des chemises en plastiques car ma boutique n'est
pas à l'abri de la poussière, et quand il pleut, je dois vite recouvrir les
étagères de bâches en plastique pour éviter la catastrophe.
Mais
le pire de mes ennemis, ce n'est pas l'orage, ni même l'hiver bien que ma
boutique ne soit pas facile à chauffer. Non, mon pire ennemi, c'est le petit
voleur de BD. Je l'ai vu s'enfuir un jour avec un Journal Robinson sous le bras.
Une petite fortune pleine d'histoires de Flash Gordon et de Mandrake du début
des années quarante. J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un enfant ou d'un
asiatique. Je me trompais. J'ai réalisé mon erreur lorsque cet odieux
personnage a renouvelé son forfait en emportant un numéro très rare de Targa de
1948, avec des dessins de couverture de Georges Estève. D'accord, les dessins
sont laids et les histoires bâclées mais quand même, il n'est paru que trente
neuf numéros de Targa, ce qui leur confère une valeur certaine.
J'ai
alors compris que mon voleur était un nain. Sans doute un nain frappé
d'hépatite virale, ce qui m'avait faire croire à un asiatique. Impossible de
rattraper un nain qui se faufile partout. Surtout celui-ci qui était
particulièrement petit. On sait que lorsque les nains se mêlent d'être petits,
ils le sont à défier les plus puissants microscopes ; mais quand ils se mêlent
d'être méchants, détail moins connu, ils le sont jusqu'à la témérité. Et pas de
doute possible, celui-là était particulièrement méchant. Quelques semaines plus
tard, il est venu chaparder un numéro de Petits Moineaux de 1950, avec deux
aventures, une de Marc le Trappeur et une autre de Bob de Sumatra. Alors là,
j'ai dit trop c'est trop, et j'ai fait appel à deux copains pour surveiller mes
étagères, un à chaque extrémité.
Croyez-moi
si vous pouvez, mais ce sinistre nabot, voyant qu'il ne pouvait plus voler mes
BD, a trouvé le moyen de dérober ma chaise pliante et je suis obligé à présent
de m'asseoir sur une vieille caisse. Il est certain que j'ai affaire à un nain
qui refusera toujours d'admettre qu'il n'est pas à la hauteur.