mercredi, mai 23, 2012

Le petit voleur de BD


Je suis libraire…

Peut-être ne devrais-je pas dire libraire car ma boutique, c'est la rue. J'expose les livres que je vends sur des étagères posées sur le trottoir.

Attention, je ne vends pas n'importe quoi. Ha, ça, non ! Que des vieux livres d'occasion, hors d'âge, que les gens m'apportent pour faire de la place dans leur grenier. Je vends beaucoup de livres de poche à la tranche jaunie et à la couverture cornée, mais aussi d'anciennes collections dorées sur tranche et des revues d'après guerre. Je possède quelques pépites pour qui sait les trouver. Naturellement, je les protège dans des chemises en plastiques car ma boutique n'est pas à l'abri de la poussière, et quand il pleut, je dois vite recouvrir les étagères de bâches en plastique pour éviter la catastrophe.

Mais le pire de mes ennemis, ce n'est pas l'orage, ni même l'hiver bien que ma boutique ne soit pas facile à chauffer. Non, mon pire ennemi, c'est le petit voleur de BD. Je l'ai vu s'enfuir un jour avec un Journal Robinson sous le bras. Une petite fortune pleine d'histoires de Flash Gordon et de Mandrake du début des années quarante. J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un enfant ou d'un asiatique. Je me trompais. J'ai réalisé mon erreur lorsque cet odieux personnage a renouvelé son forfait en emportant un numéro très rare de Targa de 1948, avec des dessins de couverture de Georges Estève. D'accord, les dessins sont laids et les histoires bâclées mais quand même, il n'est paru que trente neuf numéros de Targa, ce qui leur confère une valeur certaine.

J'ai alors compris que mon voleur était un nain. Sans doute un nain frappé d'hépatite virale, ce qui m'avait faire croire à un asiatique. Impossible de rattraper un nain qui se faufile partout. Surtout celui-ci qui était particulièrement petit. On sait que lorsque les nains se mêlent d'être petits, ils le sont à défier les plus puissants microscopes ; mais quand ils se mêlent d'être méchants, détail moins connu, ils le sont jusqu'à la témérité. Et pas de doute possible, celui-là était particulièrement méchant. Quelques semaines plus tard, il est venu chaparder un numéro de Petits Moineaux de 1950, avec deux aventures, une de Marc le Trappeur et une autre de Bob de Sumatra. Alors là, j'ai dit trop c'est trop, et j'ai fait appel à deux copains pour surveiller mes étagères, un à chaque extrémité.

Croyez-moi si vous pouvez, mais ce sinistre nabot, voyant qu'il ne pouvait plus voler mes BD, a trouvé le moyen de dérober ma chaise pliante et je suis obligé à présent de m'asseoir sur une vieille caisse. Il est certain que j'ai affaire à un nain qui refusera toujours d'admettre qu'il n'est pas à la hauteur.




Panne d'écriture


L'autre jour, je filais à vive allure sur le papier glacé et montais les vitesses, enivré par une imagination en ébullition, lorsque je l'ai aperçu à la fin d'un minuscule paragraphe. Il était posté dans la marge, derrière le rail de sécurité, pour se protéger des excès des écrivains inspirés. Il paraîtrait que l'espérance de vie moyenne de l'écrivain dans la marge ne dépasserait pas vingt minutes mais cette affirmation n'a jamais été étayée par une étude vraiment sérieuse.

Influencé depuis ma plus tendre enfance par monsieur Martin qui avait donné la moitié de sa tunique à un mendiant sur le bord du chemin, je ne laisse jamais quelqu'un dans un endroit qui ressemble de près ou de loin à un caniveau. Donc, je rétrograde et je m'arrête dans un crissement de plume qui éclabousse la feuille de quelques points de suspension. Je m'approche de la marge et demande à l'inconnu s'il a besoin d'aide car j'ai beaucoup de nègres parmi mes connaissances.

Je suis en panne d'écriture, me lance-t-il sans se retourner, faisant mine d'évaluer le niveau de son réservoir. Panne sèche ? Le questionnai-je le moins sèchement possible.
Non, non, il y a du carburant, la pompe fonctionne, la plume n'est pas cassée. Non, c'est plus sérieux.

Je vois ce que c'est, lui dis-je en connaisseur aguerri, c'est un problème de démarrage. Quand il manque l'étincelle initiale, impossible d'aller plus loin. Je crois bien que vous avez raison, admit-il. Cela fait des semaines qu'après quelques essais ratés, je reste planté sur le bord de la page blanche et que je n'ai rien envoyé aux Impromptus littéraires. Ils vont s'inquiéter. Il y en a qui se sont déjà étonnés de mon silence et me l'ont fait savoir lors de commentaires sur mon blog.

Ecoutez, lui dis-je… Quand je ne sais pas quoi dire, je commence toujours mes phrases par "écoutez", ce qui à la réflexion est parfaitement ridicule mais m'offre quelques secondes supplémentaires de répit, et si elles ne me paraissent pas suffisantes, je me racle la gorge et répète encore "écoutez". C'est une opération qui ne peut pas se renouveler trop de fois car on est vite au pied du mur, et il ne fait plus de doute alors que votre interlocuteur écoute, et qu'il faut lui offrir quelque chose de consistant à écouter. Je lâche alors la première idée qui me vient : Il vous reste bien quelques points sur votre permis d'écrire ?

Il me fixa, cent pour cent ahuri, puis chercha en vain une trace de plaisanterie sur mon visage. Du coup, je n'étais plus certain, moi-même de la nécessité de ce permis d'écrire. J'ai vite enchainé : Bon, ça n'a pas d'importance, allez à la ligne et commencez votre phrase par "L'autre jour…".

Il enjamba la marge avec les gestes fatigués du martyr qui en a jusque là des lions mais qui n'a plus grand chose à perdre, et reprit son instrument d'écriture. Vous croyez que ça va marcher ? Demanda-t-il, la mine profondément marquée par les rides du scepticisme. Ca marche toujours lui affirmai-je, mais je sentis en le disant qu'un important morceau de certitude se détachait du mur de mon for intérieur.

Il secoua son stylo et commença : "L'autre jour… les habitants de l'île de Pâques furent très surpris en constatant que toutes leurs statues avaient disparu." Il jeta vers moi le regard implorant du doute  et après un signe d'encouragement de ma part, poursuivit. "Nous les avions déterrées durant la nuit. Une farce de carabins pendant les bizutages". De loin, je lui fis comprendre par des gestes appropriés, exercice difficile, qu'il devait ralentir son cerveau. Il arrive en effet qu'après un trop long engourdissement, l'imagination s'emballe, mais ceci n'est pas très grave, juste une question de réglage.

Son visage s'illumina du sourire de la reconnaissance et je le vis disparaître vers de nouvelles aventures alors qu'il entamait un nouveau paragraphe.

Je m'attends, d'un jour à l'autre, à recevoir un chèque de gratitude.






Le collectionneur d'esperluettes


Mots imposés : Diplomatie, Eglise, Inspirante, Croquis, Vocation, Escarpin, Impureté, Altitude, Destination, Esperluette, Solitude, Anaphore, Parcimonie, Inquiétude, Identité, Faux (outil), Surprise, Tour, Papier(s), Porte, Assassin, Vacances, Jalousie, Ensoleillé, Victoire, Pyramide




Pour mes dernières vacances, j'avais choisi comme destination le château d'altitude du comte Dragmzk.

Un garde à la faux et aux escarpins dorés, auquel je dus expliquer avec diplomatie que je n'étais ni  un assassin, ni un voleur, mais un simple collectionneur, accepta d'ouvrir la lourde porte après avoir examiné mes  papiers d'identité avec inquiétude.

Dans la solitude inspirante de ses montagnes, le comte avait trouvé sa vocation et ensoleillé sa vie en donnant libre cours à sa passion de l'esperluette. On ne pouvait admirer qu'avec jalousie la magnifique collection qu'il avait rassemblée dans la tour attenante à l'église du château.

Il m'apporta quelques croquis et un spécimen rare dont il chassa discrètement une impureté. Il exultait et criait victoire car il avait toujours affirmé que l'esperluette existait déjà à l'époque des pharaons et celle-ci avait été découverte dans une pyramide.
Il ne cessait de répéter "L'esperluette ne date pas d'hier", "L'esperluette existe depuis belle lurette", L'esperluette en a pour perpette". Comme on le voit, il pratiquait l'anaphore sans parcimonie.

Le naufrage du capitaine Ballon


Mots imposés : Encens, Amour, Marin, coquinerie, embruns, Albinos, baie, ténébreuse, naufrage, pins, affiche, balai, ballon, phare, froc, râler, flot(s), communion, mouette, sel, velours, changement, mammouth, Réale, au revoir, chocolat.




Appuyé sur son balai, l'ancien gardien de phare ne pouvait s'empêcher de râler, en contemplant une affiche représentant une Réale dans une baie bordée de pins parasols.

Que de changements depuis le naufrage de l'inénarrable capitaine Ballon !

Lorsqu'il nous disait, avec son air de mammouth aux yeux de velours, qu'il allait mettre l'Albinos à flot pour affronter le sel des embruns avec sa ténébreuse petite mouette, personne n'était dupe.

Tout le monde savait que ce marin, friand de coquineries, avait coutume de tomber son grand froc et hisser son grand foc pour des instants d'amour et d'intense communion dans les senteurs de chocolat et d'encens de la petite cabine.

Ce fut son dernier grain… de folie. Au revoir capitaine Ballon.


Aventures sur le Mont Chauve


Mots imposés : nuage – moustique – calendrier – burlesque – candide – orage - canaliser – déluge – caresse – antidote – craquant – quatrains – calvitie – briquet – soleil – amadou – hallucinant – genou – foudroyer – mousse – promesse – langue – fesses – colère




Autrefois, ainsi que je m'en étais toujours fait la promesse, et lorsque mon calendrier le permettait, j'allais chercher l'antidote de mon stress dans les Appalaches.

Certains trouveront cela candide ou burlesque, et d'autres craquant, mais ma colère s'apaise lorsque je récite aux moustiques et aux elfes des quatrains en langue étrangère, sous les caresses d'un soleil sans nuage, à genoux, les fesses posées sur la mousse des bois du Mont Chauve dont, soit dit en passant, la calvitie est une légende.

Tout cela est à présent terminé, depuis qu'un orage  a failli me foudroyer, que dis-je, un déluge hallucinant que la montagne n'a pu canaliser, et qui a emporté mon briquet amadou et mon désir d'y retourner.