Un
jour, j'ai expliqué à mon neveu que je devais ma fortune à une porte ouverte.
L'explication, je le reconnais bien volontiers, était un peu tirée par les
cheveux. Il me faut aujourd'hui sacrifier mon goût de l'extraordinaire et du
surnaturel sur l'autel de la Vérité.
Je
m'en tiendrai donc aux seuls faits strictement authentiques et sans la moindre
exagération.
Tout
a commencé par un morceau de pain rassis. La chose était d'autant plus
surprenante que j'avais acheté le matin même une baguette encore chaude, dont
la mie chantait à tue-tête sur la banquette arrière de la voiture lorsque je la
ramenai à la maison. Je m'en étais même offert un quignon sur le champ,
croustillant à souhait. Mais une fois posée sur la table de ma cuisine, le plus
misérable des prisonniers aurait préféré continuer de crier famine au fond de
son cachot plutôt que de mordre dans ce morceau de bois acheté quelques heures
plus tôt.
Lorsque
j'eus l'audace d'évoquer cet étrange phénomène à mon boulanger, celui-ci ponctua
mon récit de quelques haussements d'épaules énervés et, vexé comme un
britannique traité d'européen, me cribla de honte devant son impatiente clientèle
qui faisait la queue jusque sur le trottoir d'en face.
Pourtant,
je n'avais pas rêvé. Je résolus de disséquer avec une obstination maniaque les
paramètres de cette curiosité. Les observations quotidiennes que j'entrepris,
m'embarquèrent dans des errements défiant les lois de la nature et de la mie de
pain. Certains jours, le pain durcissait
avec la rapidité d'une érection d'adolescent lisant les scènes d'orgie de
"La femme de feu", et d'autres fois il restait mou comme un chancre ou
un homme politique face à la crise mondiale.
Un
jour, ce que je vis me plongea dans des abysses de perplexité. Une extrémité de
la baguette évoquait l'adolescent alors que l'autre faisait penser à l'homme
politique. Une vie résumée sur la longueur d'une simple baguette de pain.
J'hallucinais et contemplais, rêveur, cette bizarrerie, cette extravagance, que
dis-je, cette monstruosité. J'avais beau retourner le problème dans tous les
sens, tâter la croûte, sonder la mie, je n'entrevoyais pas le moindre petit
bout de début d'une explication.
La
vie continua ainsi quelques temps. Des semaines, des mois, durant lesquels
j'écumai toutes les boulangeries de la ville pour en devenir certainement le
premier acquéreur de pain non consommé
puisque celui-ci ne servait plus qu'à réaliser mes expériences, n'osant ingérer un produit au comportement si
excentrique.
J'observai
progressivement que le pain entreposé à la salle de bain mollissait plus vite, que
celui qui avait été placé derrière la baie vitrée du salon séchait plus
rapidement, que celui se trouvant dans la chambre à coucher avait tendance à
s'émietter dans mon lit, et que tous ces pains-là, finalement, avaient des
comportements normaux. A force de
persévérance, je poussai le pain tranché jusque dans ses derniers
retranchements et c'est ainsi que j'allais découvrir ce qui devait faire ma
fortune.
Pour
vous le faire découvrir aussi, je pourrais naturellement vous demander de patienter
jusqu'à un prochain épisode, procédé utilisé par nombre d'écrivassiers et
plumitifs de ma connaissance soucieux de leur blogrank , mais étant d'un naturel bon et généreux, je vais
poursuivre céans.
Je
finis donc par cerner le problème puisque cerner est le mot le plus approprié
en la circonstance. Le phénomène ne se produisait que sur la table de la
cuisine et plus précisément sur le set de table placé au centre de celle-ci,
raison pour laquelle seule la partie d'un pain posée sur ce set devenait sèche. Le set desséchait, asséchait, vieillissait, mûrissait tout ce qui était
posé sur lui.
Alors,
bien sûr, à ce stade de mon propos, j'en vois qui haussent une épaule ou deux,
et pensent que je leur raconte, une fois de plus, une histoire à dormir debout.
Que mes sceptiques lecteurs et gausseuses lectrices se rassurent, j'ai promis
de ne m'en tenir qu'à la stricte vérité et je vais d'ailleurs sur le champ leur
apporter la preuve de ce que j'affirme ici.
J'eus
en effet l'idée, ma fibre cérébrale étant toujours en alerte, de poser sur ce
set de table le journal du matin, et quelques instants plus tard je pouvais lire
les nouvelles du lendemain. Il ne me restait plus alors qu'à courir chez le
buraliste pour jouer les numéros du prochain tirage gagnant.
Voilà
comment une simple baguette de pain rassis m'obligea à réviser de fond en
comble mes idées sur la tristesse de la vie.
1 commentaire:
Un set de table qui a une grande valeur, je vous l'emprunterais bien.
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