dimanche, mars 29, 2020

Le but ultime

Le but ultime avait été atteint. Incroyable ! Inimaginable ! Voilà si longtemps qu'on nous le faisait miroiter, et c'était toujours à recommencer, les échecs succédant aux échecs. Il était devenu, pour nos dirigeants, la priorité des priorités. Tous les moyens avaient été mis en œuvre pour l'atteindre. Il s'en inventait régulièrement. Toutes les recettes avaient été essayées, les boites à outils s'étaient succédées. On avait utilisé les grands moyens, mais ceux-ci n'ayant rien donné, on avait ensuite privilégié les petites mesures dont on espérait de grands effets. 

Aucune politique ne donnait les résultats escomptés. C'était devenu quelque chose d'obsessionnel pour les ministres qui jetaient l'éponge les uns après les autres et rendaient tous leur tablier. (Le commerce des tabliers et des éponges était devenu florissant.)

Puis, un jour, le but ultime fut atteint : il n'y eu plus aucun chômeur.
Chômage des jeunes : zéro ; population des 15-64 ans sans emploi : zéro ; Sous-emploi au sens du Bureau International du Travail : zéro ; Chômage longue durée : zéro, zéro, zéro. Quel que soit l'angle sous lequel les économistes, même les plus aigris, examinaient les statistiques, il ne leur était plus possible de déceler le moindre petit chômeur, fut-il le pire des paresseux.

Durant des décennies, on s'était obstiné à vouloir donner du travail à tout le monde, et l'on s'était progressivement rendu compte que cela était impossible. Les progrès des sciences et des techniques ne faisaient qu'empirer le mal. Le XX° siècle avait vu disparaître les métiers du siècle précédent, et tous les emplois créés au XX° siècle avaient disparu à leur tour. Ce que les hommes avaient fait deux fois, un logiciel le faisait à leur place la troisième fois.

Il fallait bien admettre qu'il existait une autre solution : la suppression totale du travail. Pas de travail : plus de chômeur.

La transition ne fut pas facile. Progressivement tous les travaux furent exécutés par des machines, lesquelles machines obéissaient à d'autres machines intelligentes. Les machines s'auto-entretenaient, s'auto-réparaient, s'autodétruisaient.

On en vint à interdire le travail, cause de toutes les dégénérescences intellectuelles et de toutes les déformations organiques. On remit à l'honneur les préceptes de Cicéron selon lesquels "Quiconque donne son travail pour de l'argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves". On étudia à nouveau les philosophes de l'Antiquité, Aristote, Phidias, Aristophane, qui enseignaient le mépris du travail, cette dégradation de l'homme libre. Bref, on referma des siècles de travail, de douleurs, de misères et de corruptions.


Cependant, quelques amoureux du travail se révoltèrent. Il y eu du travail clandestin, du travail au noir, du travail de nuit. Des associations d'hommes et de femmes cagoulés se retrouvaient dans les catacombes pour travailler. La répression fut terrible. Il y eu des rafles, et l'on envoyait les contrevenants par trains de fusées entiers, sur des planètes moins avancées où le travail le disputait encore à un chômage galopant. Leur seule distraction était alors la lecture d'un livre de Victor Hugo, celui où il affirme : "La noblesse se conquiert par l'épée et se perd par le travail ; elle se conserve par l'oisiveté".

jeudi, mars 26, 2020

Un Ecossais marrant

Je rentrais de Fishguard, un port du Pays de Galle non loin de Milford Haven. Le début de la traversée fut un peu agité en raison d’un grain qui nous surprit à la sortie du canal Saint-Georges, mais nous n’avions encore rien vu. D’épaisses nappes de brouillard nous enveloppèrent rapidement, et de violents remous vinrent agiter la mer qui se creusa au point qu’on aurait pu amarrer les passagers sur leur siège. 

C’est en ces pénibles instants que j’aperçus pour la première fois le capitaine Feargus Walker, un Ecossais qui, lorsqu’il n’était pas en service, se drapait dans un manteau encore plus écossais que lui. Il fixait l’attention à vingt mètres et il était alors impossible de détacher son regard de ce géant  à carreaux de sept pieds de haut.

Son allure imperturbable au milieu de passagers pris de panique, m’attira en sa compagnie. On voyait immédiatement que sous le rapport du pas-de-bilisme à outrance, c’était un gaillard de première force. Cette mâle assurance me plût et j’entamai un brin de causette avec lui sur le chapitre des vents et marées qui me parût être un sujet de circonstance.

Quelle déception, mes amis ! On ne saurait croire combien ces étrangers sont en retard sur notre époque. Ainsi, les marins écossais, le croirait-on jamais ! attribuent à une influence lunaire le phénomène des marées…

J’ai essayé de combattre cette bizarre superstition, mais rien n’y a fait. C’est avec l’expression grave et intense du coelacanthe que le capitaine Walker,  m’affirmait que c’était la lune qui régissait les marées et autres mascarets, me certifiant avec le plus bel aplomb que c’était elle, la lune, qui était à l’origine de leurs variations, hautes ou basses, leurs va-et-vient et oscillations. Cette croyance est, paraît-il, commune à beaucoup de gens de mer de son pays. 

Il ne voulait pas entendre que ce phénomène n’était qu’une question d’horaires pour se rendre à la plage. Impossible, non plus, de lui faire admettre que la syzygie était un monument funéraire et non je ne sais quel risible alignement de planètes !

Je n’ai pas insisté, car lorsqu’il s’emportait dans ses explications et descriptions, sa ressemblance avec un monstre marin s’accentuait subitement, et je sentais bien que son point d’ébullition était proche.

Hélas, mes amis, je n’ai pu l’arracher aux marécages sans fond de son ignorance, et j’ai du capituler.

A la mer comme à la mer !





Les mots à placer sur le thème de la Marée étaient : HORAIRES, VARIATION, REMOUS, HAUTE, LUNE, OSCILLATION, VA-ET-VIENT, VENT, MASCARET, PLAGE, BROUILLARD, GRAIN, SYZYGIE, BASSE




mercredi, mars 25, 2020

Le centième jour

Il était 23 heures 04 lorsque James-Hubert Bonissor de Sonbin sortit (aussi) de sa léthargie. La douleur l’empêchait parfois de dormir, mais fatigué de ressasser toujours les mêmes choses, de broyer toujours les mêmes idées noires, il s’était effondré de sommeil dans son windsor en cerisier sculpté, et au dossier de frêne orné de négresses nues aux multiples bracelets. Un siège qu’il affectionnait particulièrement au milieu de cette pièce étriquée et miteuse qui lui servait de bureau lorsqu’il n’était pas en exploration.

En effet, très tôt, il s’était amouraché de l’Afrique qu’il avait parcourue en tous sens, jusqu’à l’estuaire du Wouri, enfoncé jusqu’aux genoux parmi les serpents venimeux de toutes espèces et de tous calibres. Il n’était pas fragile à l’époque. Il avait échappé aux pumas mangeurs de pygmées et aux pygmées mangeurs d’hommes. Autant dire qu’il aurait pu mille fois passer de vie à trépas sans gros efforts de sa part. Mais au lieu de cela, il avait survécu et nous éreintait de ses histoires de chasses aux lions et de covoiturages.

Ah ça, il convenait lui-même qu’il avait vécu, et même bien vécu, mais avait de sérieux doutes quant à la continuation de cet état de fait. Il entendait le murmure de la faucheuse et avait l’air de quelqu’un sur le point de cracher son âme au diable.

James-Hubert était la douleur personnifiée. Sa peau ne formait plus qu’un linceul pour ses os et les parois de son estomac n’étaient plus ce qu’elles devaient être depuis bien longtemps.

À contre-cœur il se réveilla avec difficulté et secoua la tête, dérangeant plusieurs mouches qui abandonnèrent son exubérante tignasse. Enfin, il ouvrit la lumière dans son crâne.

James-Hubert prenait cruellement conscience que le monde n’était pas une plaisanterie. Il n’avait jamais éprouvé avec autant d’acuité l’impression d’être enfoncé jusqu’aux yeux dans les affres du confinement, et sur le point de couler sans laisser de traces. De jour en jour, son moral avait sombré jusqu’à atteindre des profondeurs vertigineuses. Il connaissait des abîmes d’ennui en ce lieu qui ne recevrait jamais la 4G, et s’était lassé de placer bout-à-bout l’extrémité des doigts de ses deux mains en regardant dans le vide.

Ses cellules ne se reproduisaient plus et son système digestif était périmé. Il imaginait ses derniers instants, rampant dans l’appartement à la recherche d’un quignon de pain, d’un vieux reste de courge séchée, ou de la gamelle du chat qui avait rapidement déserté ce lieu de détresse. Un troupeau de solutions radicales et définitives affluaient dans son cerveau lorsqu’il songeait à l’obscur pétrin dans lequel le Gouvernement s’apprêtait à le laisser tomber.

Tout homme moins bien trempé aurait hurlé à la mort en constatant que son espérance de vie était ramenée à celle d’un mineur du 19ème siècle, mais James Hubert-Bonissor de Sonbin se contenta de lâcher un profond soupir.

Sa priorité de l’instant était de satisfaire urgemment à des besoins naturels. Ses intestins pourris lui jouaient régulièrement des tours et il faisait de moins en moins confiance à ses sphincters. Il quitta ses négresses nues et se mit à la recherche d’une allumette pour s’éclairer à l’aide d’une chandelle. Les coupures de courant étaient de plus en plus fréquentes depuis que des bandes de prisonniers évadés terrorisaient la population en commettant des sabotages.

Il sortit à tâtons de son bureau, longea le piano, piétina la cinquième symphonie et sursauta en apercevant un inconnu qui s’approchait de lui dans l’obscurité ; un individu à la peau couverte de scrofules noirâtres, ratatinée et froissée comme du carton bouilli. Il sentit ses chaussettes le lâcher d’un coup et les cloisons se mirent à valser autour de lui.

A la faveur d’un rayon de lune, il réalisa que c’était son reflet dans le miroir du salon. De son regard de vache qui rumine, il fixa l’anamorphose de son visage transformé en crâne d’Hamlet surmonté d’un monticule de cheveux ébouriffés comme les plumes d’une poule effarouchée. Comment en était-il arrivé là en seulement cent jours de confinement total ? 

Il était 00h24 lorsque James-Hubert Bonissor de Sonbin utilisa la dernière feuille de son dernier rouleau de papier-toilette.

Contraintes :

Les mots imposés par « Des mots, une histoire » (42ème collecte d’Olivia Billington) sont :
ESPERANCE, PIANO, SECHER, COURGE, FEUILLE, COURAGE, TRANSFORMER, ANAMORPHOSE, SYMPHONIE et CERISIER. 


Les mots imposés par « Les Zentre-Nous » sont :
FEUILLE, BRACELET, S’AMOURACHER, LONGTEMPS, SOMMEIL, FRAGILE, COVOITURAGE, ESTUAIRE et MURMURE. 




vendredi, mars 20, 2020

Quatrième sur combien ?


Les mots à placer : SECURITE, JARDIN, CREATIVITE, NICHOIR, COCOONER, PROTEGER, COURIR, CLAQUEMURER, CABANE, PENSEE, BRAS et BON




Quatrième jour de confinement. Les mesures de sécurité se renforcent. Il va falloir se claquemurer pour se protéger de l’invisible ennemi. Ne plus courir sur la plage et se cocooner dans son nichoir ou sa cabane au fond du jardin quand on a la chance d’en posséder un. Mes pensées vont à toutes celles et ceux qui manquent de créativité, ne brodent ou ne tricotent pas, ne jouent pas, ne lisent pas, n’écrivent pas, ne dessinent ou ne peignent pas, et attendent une embellie, les bras croisés, devant leur poste de télévision.

Bon courage, les amis !

jeudi, mars 19, 2020

Le mystère de la vache qui rit

Pour corser l’exercice, j’ai cumulé deux séries de mots imposés, de deux sources distinctes, soit un total de dix-huit mots différents, le mot « Lumière » étant ma proposition commune aux deux.

- 41ème collecte d’Olivia Billington « Des mots, une histoire » : Printemps, Légèreté, Maternel, Manger, Candélabre, Lumière, Casse-couilles, Banc, Antisèche, Dévaliser et Contemplation.

- Collecte des « Entre-Nous » : Lumière, Coquelicot, Sauvage, Mystère, Enlacer, Apocalypse, Papillonner et Muguet


Le mystère de la vache qui rit

Par crainte de passer pour un casse-couilles ou pour un fou, j’ai longtemps hésité à vous raconter ce qui va suivre, mais il est des réalités trop lourdes à porter seul, des faits si invraisemblables qu’il faut en partager le mystère pour ne pas se laisser dévorer de l’intérieur.

C’était par une belle nuit étoilée de printemps, cette période de l’année qui précède l’apparition des premiers coquelicots mais où l’on trouve encore quelques brins de muguet

Nous conduisions le nonagénaire à l’hôpital (Voir 40ème collecte). Ce vieux coureur de jupons aimant papillonner, toujours passionné de candélabres des 16° et 17° siècles, s’était rendu chez une amie antiquaire dont il était secrètement amoureux et avait dévalisé sa boutique pour parvenir à ses fins. L’antique antiquaire n’avait pas eu que des gestes maternels envers lui, et, sans doute encouragé, il l’avait renversé sur un banc et traité avec beaucoup de légèreté, au point de l’enlacer… jusqu’à la contagion.

Donc, nous nous rendions à l’hôpital, munis de notre attestation de déplacement dérogatoire réglementaire, lorsque soudainement, la voiture fut brutalement stoppée, et une scène d’apocalypse se déroula sous nos yeux incrédules. Nous fûmes saisis par la contemplation d’un objet volant non identifié qui surgit devant nous et projeta un faisceau de lumière aveuglante sur une vache qui paissait tranquillement à proximité. La pauvre bête fut aspirée dans les entrailles de la machine qui la mangea toute crue.

J’ai trouvé le procédé pour le moins sauvage et j’ai noté le numéro d’immatriculation de l’engin sur la paume de ma main, comme une antisèche, afin de déclarer cet enlèvement à la gendarmerie.

Un brigadier m’informa le lendemain que l’OVNI avait restitué la vache qui, depuis, ne cessait de rire.




mercredi, mars 11, 2020

Le Virus

Ecrit pour "Des mots, une histoire", la récolte n° 40 d’Olivia Billington

Les mots à placer sont : Berlingot, repos, engorger, rivière, virus, bohème, marmoréen, aspérité et vernal

Le virus

Après nombre de marais et quantité de rivières qu’ils passèrent et que je vous passe, ils arrivèrent au petit matin. Ils avaient des allures de bohème lorsqu’ils descendirent de leur Berlingot après avoir roulé toute la nuit, sans repos, pour hospitaliser le nonagénaire. Celui-ci avait un visage marmoréen, avec sa tête chauve et pâle, et ses yeux saillants en groseilles à maquereau qui formaient deux aspérités vernales.
Il n’était pas seul. Il venait avec le virus qui allait bientôt engorger l’hôpital.