vendredi, novembre 25, 2022

Aloïs

 

Aloïs n’était pas un mauvais bougre. Il était né dans une famille pauvre et ce n’était pas de sa faute. On ne choisit pas ses parents. La pauvreté peut générer de l’ambition mais aussi nourrir certaines rancoeurs. De plus, il ne disposait pas du capital séduction nécessaire pour faire oublier son infortune. C’était pour lui la double peine, la promesse d’un destin quelconque, tracé d’avance, sans surprise et sans saveur. Aussi, après une enfance quelconque, des joies et des chagrins ordinaires, et une formation de cordonnier, il ne s’attendait pas à grand chose. On pouvait même affirmer qu’il ne s’attendait à rien d’autre que de devenir cordonnier.


Mais le Destin n’aime pas que l’on ait des certitudes, fussent-elles sombres et pessimistes. Par esprit de contradiction, il lui offrit deux cadeaux surprises le jour de Noël. Le premier était une annonce de recrutement de fonctionnaires des douanes par le Gouvernement. C’était un clin d’oeil à la sémantique. Cordonnier est en effet une altération de cordouanier, « artisan travaillant le cuir de Cordoue ». Et bien non, il ne serait pas cordonnier, mais ferait partie du corps des douaniers. Le second cadeau était sa rencontre avec Anna, une femme laide, riche, malade, invalide, et de quatorze ans son ainée. Aloïs saisit à pleines mains ces deux branches de salut, se fit fonctionnaire des Douanes et n’hésita pas longtemps à épouser Anna.


Le petit agent des Douanes, qui avait une revanche à prendre sur ses débuts difficiles dans la vie, devint assez rapidement sous-officier puis Kontroll-Assistent, puis contrôleur, et même inspecteur des douanes. 


Son mariage lui permit de vivre plus confortablement. Beaucoup plus jeune que sa femme, il la trompa assidûment avec les jeunes servantes qu’il embauchait au domaine. Il y eut d’abord Thelka, puis Franziska qu’il épousa alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans à la mort d’Anna. Franziska mourut à son tour, prématurément de tuberculose, après trois accouchements, et il put se marier pour la troisième fois avec Klara, petite servante plus jeune que lui de vingt-trois ans, et cousine éloignée qu’il avait déjà mis enceinte d’un premier enfant. Il y en aura cinq autres qui suivront et mourront presque tous de la diphtérie avant l’âge de six ans. Deux seulement survivront dont un adorable chérubin qui résistera aux maladies, fera la joie de ses parents, sera un bon élève appliqué, notamment au monastère du village où il occupe souvent les fonctions d’enfant de choeur.


À la retraite, Aloïs touche une pension confortable après avoir atteint le grade de chef de section douanière. Il se consacre alors à ses abeilles. Ses relations avec son seul fils survivant se sont beaucoup dégradées. Pourtant il avait été longtemps le chouchou, son petit Adolf… Adolf Hitler.


mardi, octobre 04, 2022

Une décision difficile à prendre


Cap’taine Mohamed était plongé dans un océan de perplexité. Il passait et repassait nerveusement sa main libre dans les cheveux fantômes de son crâne rasé, tandis que l’autre était très occupée à gratter son menton.

Mohamed n’avait jamais entendu parler de Corneille et se trouvait face à un problème cornélien qui le dépassait.

Es-tu bien sûr Skeduveu ? demanda-t-il une nouvelle fois.

Sûr et certain, cap’taine, affirma Skeduveu sans la moindre hésitation.

Il s’était spécialisé dans la vente des éléphants. Un rêve qu’il nourrissait depuis l’enfance.

Originaire de Lille, il avait rapidement quitté la Normandie où le marché des éléphants ne décollait pas, afin d’exercer son commerce en Provence, sur le mont Ventoux.

Les commerçants l’appelaient le « Ch’ti Ventoux Skeduveu » étant donné qu’il vendait tout et n’importe quoi, mais pas le moindre petit éléphanteau, ayant beaucoup de mal à se faire livrer.

Il avait donc fini par s’installer en Afrique et il était sûr qu’avec le capitaine Mohamed, il allait enfin pouvoir réaliser son rêve. Ils étaient confortablement assis sous une tente, à fumer le narguilé et à boire le thé à la menthe.

— Rendez-vous compte, cap’taine, de la force de frappe de votre police montée si elle dispose d’un bataillon d’éléphants ! Vous ne craindrez plus la moindre manifestation. Nos amis pourront disperser les rebelles en les arrosant de leur trompe. Et si cela ne suffisait pas, ils pourront s’en servir pour les envoyer voler quelques cases plus loin.

— Oui, Skeduveu, je comprends, mais mon budget crie famine, et les chameaux me paraissent plus sobres et beaucoup plus économiques.

— Et que feras-tu, cap’taine, si ta police est attaquée par les lions ? Hein ? Elle aura vite fait de descendre, ta police montée, et je ne donne pas cher de la peau de tes chameaux. Alors qu’avec des éléphaaaants…évidemmeeeent…

Le Cap’taine Mohamed était très ennuyé. Il n’avait pas pensé à tout cela. C’était sûr, son budget fourrage allait exploser et il n’obtiendrait jamais de son chef, qui avait une corpulence d’éléphant et un caractère de chameau, la fourragère tant convoitée. Non, décidément, la décision était trop difficile à prendre.

— Ecoute Skeduveu, je vais en parler à mon chef et demain on fera l’affaire.

Par ces fortes chaleurs, Ch’ti Ventoux Skeduveu craignit que son rêve ne s’évapore à nouveau. Prendre une décision dans ce pays, c’était un peu comme deux éléphants qui font l’amour. Ca se passait à un haut niveau, ça faisait beaucoup de bruit et il fallait attendre deux ans avant d’apercevoir un quelconque résultat.

— Tu aurais bien tort, cap’taine. Il y a longtemps que ton chef préfère les éléphants aux chameaux. D’ailleurs, tout le monde ici l’appelle Babar.

— Bon. Soit ! Dit le capitaine Mohamed, mais pour une première livraison, tu ne m’en mettras pas plus de cent.

Bien qu’il soit difficile de chanceler quand on est confortablement assis, Ch’ti Ventoux Skeduveu  chancela, mais se ressaisit rapidement.

— Cent ! C’est parfait. Tu ne seras pas déçu, cap’taine. On ne saurait faire confiance à un animal hautain et méprisant qui déblatère en blatérant.

— Alors qu’un éléphaaaant, évidemmeeeent…


 

Bienvenue à Paris

 

Nadejda Sergueïevna Allilouïeva n’avait pas eu une enfance très heureuse. Née dans un petit port du nord de la Sibérie, une sorte de succursale du pôle Nord, elle avait eu froid depuis sa plus tendre enfance. Dans un pays où tout gèle instantanément l’éducation est des plus rigides, et Nadejda fut élevée à la dure par un père qui l’obligeait à l’appeler capitaine lorsqu’elle s’adressait à lui. C’était un amoureux fervent des plus froides logiques, et l’irréconciliable ennemi des plus innocentes fantaisies. En revanche, Nadejda n’avait pas son pareil pour briser la glace et se faire des ami.e.s.


Venant d’un pays où les positions se figent, comme les sauces, le capitaine n’accepta pas la prise de pouvoir par les bolcheviks. Il fit partie de ces Russes blancs qui quittèrent la Russie après la révolution d’octobre. Réfugié à Paris avec sa famille dès le mois de novembre, le capitaine trouva un emploi chez Kepler et Kuiper, fabricants de ceintures, dont les salaires obligeaient à se la serrer.


Nadejda Sergueïevna Allilouïeva, qui se faisait appeler Nadège pour ne pas incommoder ses interlocuteurs, se révéla être d’une lynxesque clairvoyance, d’une infatigable bonne volonté, d’une érudition bénédictineuse, sans compter mille autres qualités dont l’énumération et la qualification m’entraîneraient bien au delà des trois mille signes autorisés dans le présent exercice. À quinze ans, elle faisait déjà partie d’un club échangiste, car elle avait une très belle collection de timbres de son pays d’origine. Elle échangea tant et si bien, et naturellement avec le plus grand sang-froid, qu’elle put financer ses études pour devenir éducatrice des causes perdues.


Elle s’occupait des élèves en cessation d’intelligence et au capital neuronal déficitaire, qui avaient des besoins éducatifs spécifiques. Elle ne s’intéressait qu’à celles et ceux dont les géniteurs avaient un solide compte en banque. À ceux qui ne savaient pas encore écrire, elle leur apprenait à maitriser le geste graphomoteur, et automatiser ainsi progressivement le tracé normé des lettres. Elle leur enseignait l’usage de l’outil scripteur ou parfois même scripturaire, pour des productions écrites. Si, par extraordinaire, une erreur venait à s’infiltrer, suite à une conjonction astrologique défavorable, par exemple, alors elle n’hésitait pas à faire usage d’un bloc mucilagineux à effet soustractif, afin de rétablir la qualité. En réalité, la qualité n’était jamais au rendez-vous, et le résultat ressemblait toujours à de l’urine de jeune félidé ou de la déjection de pigeon malade. Mais c’était très bien payé.


lundi, octobre 03, 2022

La décision


Dans son rocking-chair Jean-Paul s’énerve tout seul devant sa télévision. À présent on lui annonce la fin de l’abondance, les pénuries et la hausse des prix. C’est l’inflation. C’est la guerre. Tout ce qu’il consomme semble venir d’Ukraine, alors évidemment tout augmente, son essence, sa baguette de pain, sa moutarde, son huile et son papier hygiénique. Il doit faire attention à sa consommation d’eau, d’électricité et n’est pas sûr de pouvoir se chauffer cet hiver. D’autant moins que sa retraite est grignotée petit à petit par des dirigeants plus soucieux d’enrichir les plus riches que de s’attacher au bien-être de la population, et qui pratiquent l’aumône au coup par coup en espérant contenir ainsi les mécontentements. Triste sort que le sien ! Que manque-t-il à son malheur ? La huitième vague ?


On lui avait déjà pourri l’existence avec des confinements à répétition, des couvre-feux, l’interdiction de se déplacer, les masques, la chloroquine, le gel hydroalcoolique. On lui a interdit de visiter puis d’enterrer ses grands-parents. C’est vrai que lorsqu’il n’avait pas le droit de sortir, il dépensait moins, et il n’avait pas à se confronter avec des radars de plus en plus nombreux sur des routes limitées à 80 km/h. Il a l’impression que l’on s’acharne à lui gâcher l’existence et le faire vivre dans une peur permanente. La dernière en date : celle de la guerre nucléaire. Mais qu’ils la fasse péter la planète ! Tout de suite ! Ça gagnera du temps ! Et que les soit-disants privilégiés pourrissent dans leurs bunkers souterrains ! Il n’en veut pas. Il leur laisse.


Quand il pense aux progrès qu’il a connus. Paris se rapprocher de Marseille, les avions passer le mur du son, le Concorde, le France, les hommes aller sur la lune, la pilule, la légalisation de l’avortement, les greffes de coeur et de reins, le scanner et l’I.R.M., et même cette télévision devant laquelle il perd son temps à présent… Il a vu tout ça. Il a vécu tout ça. Il a connu son pays admiré par le reste du monde…


Aujourd’hui, ceux qui le dirigent sont mis en examen les uns après les autres. C’est plutôt un sentiment de déclassement qu’il ressent. Dans tous les domaines : la santé, la sécurité, l’enseignement… Il voit l’eau se troubler et le ciel se voiler. Les étés ont un goût de brûlé. Il a oublié l’odeur de la terre, le rythme des saisons. Il a vu disparaître les arbres et les espèces qui volent ou qui marchent. Il a vu le niveau de la glace descendre, celui des océans monter, il a vu les déserts avancer et les migrants se noyer.


Et surtout, il voit revenir les ombres effrayante du passé, les hommes perdre la mémoire, commettre les mêmes erreurs, encore et encore…


Jean-Paul a pris sa décision , il ne regardera plus jamais la télévision.



Une histoire de carapace

 

— Le chien se noie et la carapace casse.


— Non, Robert, cela ne veut rien dire. La véritable citation, c’est : « Les chiens aboient et la caravane passe ». Là, c’est logique. Les chiens voient passer la caravane et la caravane les fait aboyer. Une caravane ça fait aboyer les chiens, Robert. C’est bien connu. Quand un chien voit un dromadaire, c’est sûr, il aboie. C’est dans l’ordre des choses. Alors qu’un chien qui se noie, je ne vois pas pourquoi cela ferait casser une carapace. Ça n’a pas de sens. Des fois, je me demande si tu réfléchis. J’aimerais bien que tu te reprennes, Robert. Écoute-moi quand je te parle. J’ai remarqué un certain relâchement dans tes citations. L’autre jour, je t’ai entendu dire : « le dos de la main morte ». Il faut choisir, Robert, soit c’est la main morte, soit c’est le dos de la cuillère. Il n’y a pas de cuillère morte. C’est comme dimanche dernier, tu as dit : « c’est la goutte qui met le feu aux poudres ». Enfin, Robert, c’est pas sérieux !


— Oh ! Tu me les casses avec ta caravane ! En es-tu bien sûr Roger-Emmanuel ? Tu n’as jamais voulu me comprendre. L’autre jour, quand le père Firmin a perdu son chien ; son chien, il est mort noyé, tu es bien d’accord ? 


— Oui, il n’aurait jamais dû traverser la rivière pour rejoindre son maître. Il a présumé de ses forces. Il était trop vieux.


— C’est vrai, mais tu sais, les chiens, c’est l’amour du maître avant tout. Enfin, quoiqu’il en soit, le père Firmin a pleuré son chien. À chaudes larmes, même. Or, tu reconnaîtras que le père Firmin a toujours voulu jouer les durs. Celui qui en a vu d’autres, celui qui sait masquer ses sentiments. Et bien, pour le coup, sa carapace s’est fendue. Le père Firmin n’a pas un cœur aussi insensible qu’il voulait bien nous le faire croire. Alors, moi je dis : « le chien se noie et la carapace casse ».


— Évidemment, vu sous cet angle, on peut le dire, mais ce n’est pas une expression courante. Tu dis ce qui t’arrange : Il m’ôtait une fière chandelle du pied, ils en ont bavé de toutes les couleurs, se retrousser les bras et même c’est pas aux vieux renards qu’on apprend à faire la limace. J’en oublie certainement. Tu avoueras que c’est la cerise qui fait déborder le vase, heu, je veux dire sur le gâteau. Tu vois, tu m’embrouilles. Tu es content de toi, certainement !


dimanche, octobre 02, 2022

666


Paul venait de passer une semaine à remonter le temps pour savoir si c’était mieux avant. Ce n’était pas mieux. Toujours pareil. Il n’osait plus ouvrir lorsque l’on sonnait à sa porte. De toute manière c’était toujours le même scénario. Lorsqu’il ouvrait, il n’y avait personne. Il avait beau se précipiter sur le palier et se pencher au dessus de la rambarde pour essayer d’apercevoir le coupable, il n’avait jamais rien vu. Il habitait au troisième étage et il lui semblait impossible de quitter l’immeuble en si peu de temps. Il aurait dû entendre la cavalcade d’une fuite dans les escaliers. C’était incompréhensible. Il avait soupçonné ses voisins de palier ou, du moins, les plus proches de son appartement, mais les perquisitions de la police n’avaient rien donné. Le fautif s’était comme volatilisé. Chaque fois, il y avait sur son paillasson une enveloppe avec une clé à l’intérieur et un post-it mentionnant une adresse avec le numéro 666. C’était infernal.


La première fois il s’était rendu sur place. Le post-it mentionnait un numéro de consigne dans une gare de banlieue. Il avait beaucoup hésité en regardant cette clé à la forme bizarre puis il s’était dit qu’il ne risquait pas grand chose à aller voir. Ce n’était pas si loin et il était d’un naturel curieux. Le post-it ne mentait pas. La clé ouvrait bien la consigne 666. À l’intérieur il y avait une grosse enveloppe qu’il avait ouvert lentement avec crainte et méfiance. Elle contenait une forte somme d’argent. Un regard circulaire l’avait rassuré. Il n’était pas surveillé. La petite gare était quasiment vide à cette heure de la journée.


La deuxième fois, la clé ouvrait une cave. Les indications du post-it étaient précises : deuxième sous-sol, entrée C, couloir de gauche, cave numéro 666. Le seul point commun avec la clé précédente était ce numéro, celui du diable. Il le savait mais ne comprenait pas où l’inconnu voulait en venir. Il n’y avait dans cette cave qu’une table avec une boite en fer posée dessus. Il ouvrit la boite avec autant de précautions qu’il avait ouvert l’enveloppe une semaine auparavant. Aucun bruit suspect laissant craindre un piège quelconque. Il eut cependant un mouvement de recul et un haut le coeur en découvrant un doigt sanguinolent à l’intérieur. Il prit peur. Toute cette mascarade n’augurait rien de bon. Depuis la découverte de l’argent il s’était posé mille questions, avait échafaudé des tas de scénarios et émis autant d’hypothèses. Les choses prenaient un tour macabre qui l’incitait à prévenir la police, mais dans ce cas devait-il parler de l’argent ? Il n’avait pas résisté à en utiliser une partie.


La troisième fois, il ne savait à quoi s’attendre. Il avait couru jusque dans la rue pour essayer d’apercevoir son tourmenteur, mais en vain. Il n’avait pas encore appelé la police. Devait-il le faire à présent ? Le post-it donnait l’adresse d’un appartement. Il se laissa quelques jours pour réfléchir et son goût de l’aventure trancha pour lui. Il s’y rendrait et s’expliquerait. Cette farce avait assez duré. S’il fallait rendre l’argent, il le rendrait. Il s’arrangerait. On ne pouvait rien lui reprocher personnellement. En poussant la porte de l’appartement 666, il trouva un cadavre dans le couloir de l’entrée.


Il n'avait pu faire autrement que d’appeler la police, avait passé vingt-quatre heures dans leurs bureaux pour essayer de s’expliquer et écarter les soupçons. Il avait seulement menti sur le contenu de l’enveloppe. Les perquisitions n’avaient donné aucun résultat. En bas, dans la rue, des flics en civil surveillaient l’entrée de son immeuble.


On sonnait à sa porte. C’était la quatrième fois ! Il n’osait pas ouvrir. De toute manière c’était toujours le même scénario. Lorsqu’il ouvrait, il n’y avait personne.




La malédiction

 

Jean-Yves n’avait pas le moral. Chauffeur de car, voilà trente ans qu’il faisait les mêmes circuits pour conduire les enfants à l’école. Des enfants, il n’avait jamais pu en avoir. Après avoir accusé sa femme durant des années, il avait appris que c’était lui le responsable. Il souffrait d’asthénozoospermie. Il avait fait répéter quatre fois le toubib. Ses spermatozoïdes n’étaient pas assez mobiles. Merde alors ! Pour un chauffeur de car, c’était le comble ! Pas assez mobiles. Que leur fallait-il de plus ? Mais cela faisait longtemps qu’il avait évacué le problème. Des enfants, il n’en manquait pas. Il en avait plein son car. Tous les jours. Il fallait les supporter, les gamins ! Alors, à quoi bon s’en encombrer à nouveau après le boulot ? Sans compter que ça coûtait bonbon. Non, il avait oublié tout cela. Il était davantage préoccupé par ses douleurs thoraciques et articulaires, sans parler de ses vertiges et de cette sensation permanente d’épuisement. Il avait d’abord eu de la fièvre, puis il s’était mis à tousser, ce qui l’empêchait de dormir. Ensuite vinrent les maux de tête, les courbatures et la fatigue. Quand il a perdu l’odorat, on lui a dit que c’était la covid. Ou le covid. Après tout, on s’en fout. Le plus embêtant, c’était cette modification du goût, ces difficultés respiratoires, ces frissons et cette lassitude permanente. Vraiment, il avait tous les symptômes de cette foutue maladie. Et pourtant, on l’avait piqué, piqué et repiqué. Avec tous ces gosses qu’il trimballait quotidiennement, c’était certainement eux qui lui avaient refilé cette merde. Il allait se faire prescrire un arrêt maladie. Il avait fini sa semaine et rentrait au dépôt. Il ne reprendrait pas la semaine prochaine.


Il en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit un ricanement au fond de son car. Bon Dieu ! Ce n’était pas possible ! Un gamin n’était pas descendu au dernier arrêt et il ne s’en était pas aperçu. Cela ne lui était jamais arrivé. Il freina et stoppa son bus sur le bas-côté de la chaussée. Remontant l’allée centrale, il examina tous les sièges mais ne vit personne. Pourtant, il était sûr d’avoir entendu une sorte de ricanement. Ou quelque chose comme ça. Était-ce un autre symptôme du Covid ? Un de plus ? De quoi devenir fou ! Un stickers jaune collé au dos d’un siège attira son attention. C’était un post-it. Il s’approcha et put lire en lettres capitales le mot TERMINUS. Cela lui fit comme un éblouissement. C’est ici que tout devait s’arrêter. C’était la fin de l’histoire, la fin du Covid et de ses emmerdements. Il fut pris d’un malaise et s’écroula en travers de l’allée.


Au dépôt, un bus manquait à l’appel. La police fut alertée. Le service de ramassage constata l’arrêt du bus et le médecin dépêché sur place l’arrêt cardiaque. Il fallait remplacer Jean-Yves dès la semaine suivante. Même quand la mort s’invite, la vie continue… On était en période de pénurie de chauffeurs. Qui voulait encore faire ce métier mal payé ?


On fit appel à Henri. Il accepterait bien quelques heures supplémentaires. Au moins, lui, ne souffrait pas d’asthénozoospermie. Cela ne voulait pas dire qu’il était en bonne santé, bien au contraire, mais qu’il avait une famille nombreuse à nourrir. Il arriva sur ses courtes jambes qui avaient du mal à supporter un ventre de plus en plus proéminent. Elles lui permirent cependant de grimper dans le bus et de s’asseoir derrière le volant. C’est à ce moment là qu’il entendit comme un ricanement venant du fond du car. Ses petits yeux de fouine s’agrandirent au milieu de sa face bubonique dont la peau malade, farineuse, lui faisait un visage de Pierrot morne, qui se serait poudré de cendres.



mardi, septembre 13, 2022

La première rédaction

 La première rédaction de français de l’année est toujours la même. Il faut raconter ses vacances. Mes camarades ont des choses intéressantes à raconter. Ils ont tous traversé des océans, des régions, des états, des pays, des péninsules, et même une fois le pare brise. Chez nous, on ne traverse rien d’autre que les pièces de la maison. On ne part pas en vacances. Jamais. Papa a toujours bu l’argent des vacances avant qu’elles ne commencent, donc elles ne commencent pas. C’est comme tous les jours, sauf que je ne vais pas à l’école et que je ne rate plus une seule scène de ménage ni livraison de pizzas lorsque maman fait la grève des pâtes. Chez nous il y a très souvent des grèves tournantes. La grève tournante consiste à un jour sans cuisine suivi d’un jour sans ménage et d’un jour sans amour. Moi j’ai l’impression que c’est tous les jours sans amour, mais bon. Papa dit qu’il s’en fout tant qu’il touche ses indemnités. Il est interprète. Actuellement, il cherche une place dans une famille belge qui passerait l’hiver dans le Midi. Il faut, bien entendu, que ces gens ne parlent ni le patois wallon qu’il ignore ni le flamand auquel il ne comprend goutte. Ses recherches sont difficiles. Pour l’instant il est au chômage. Il dit que c’est pour combattre la dépression qu’il est obligé de recourir aux eaux apaisantes de la distillerie. Je ne vais pas raconter tout cela dans ma rédaction. Alors tous les ans j’écris la même chose. J’invente une histoire de vacances avec mes frères et soeurs dans une forêt près d’un lac. On y construit une cabane. La nature est belle, des fois il y a du soleil et d’autres fois des nuages qui apportent la pluie. Je dis que c’est grâce à elle qu’il y a de la verdure et de la mousse sur les arbres. Enfin toutes ces bêtises, quoi. J’ai bien du mal à remplir ma feuille. Je place aussi une phrase que j’ai trouvée dans un livre qui dit que le vent fait chanter les blés. Chaque fois le professeur dit que le chant du vent dans les blés c’est une bonne idée parce que c’est très poétique. Je ne sais plus si c’est le vent qui chante ou bien si c’est le blé, mais ça n’a pas d’importance. Cela fait toujours son petit effet.



L'exercice consistait à écrire en intégrant ces mots : Soleil - nuages - arbres - forêt - nature - lac - cabane - pluie - mousse - verdure - blé - vent - chant

samedi, août 06, 2022

Marguerite

 

C’était une petite vieille aux joues roses et aux yeux bleus pâles délavés. Elle avait subi une éducation stricte de la part de parents sévères qui ne lui passaient aucun écart, puis de la part de sœurs acariâtres et frustrées dans un couvent d’Ursulines. Ses moindres souhaits avaient été annihilés, son ambition avait été piétinée et ses rêves s'étaient volatilisés. C’est ainsi que Marguerite s’était laissée effeuiller chacun de ses désirs et épétaler chacune de ses volontés.


Toute sa vie elle n'avait fait qu’exécuter des ordres, s'était contentée d'obéir et avait toujours demandé la permission pour prendre la parole, ce qui lui était le plus souvent refusé.


Elle était mariée à un bûcheron pervers qui ne quittait jamais sa tronçonneuse, et qui était comparable à un de ces cocktails au goût innocent qui se glissent imperceptiblement dans tout votre organisme et vous rendent malade.


Son unique plaisir était la lecture de son magazine « Modes et travaux » auquel il avait bien voulu l’abonner afin qu'elle se perfectionne dans l'accomplissement de ses tâches ménagères. Cet abonnement survécut au décès de son mari victime d’une maladresse fatale alors qu’il essayait le dernier modèle de tronçonneuse thermique Macullotalenvert, au moteur survitaminé et à la longueur de coupe démesurée.


C’est en lisant le numéro du mois d’août de « Modes et travaux » que son attention fut attirée par une annonce publicitaire dont la devise en caractères gras était « Apprenez à dire NON ! ». Suivaient les coordonnées d’un professeur de désobéissance. Cette annonce, bien qu’insolite, paraissait tout à fait sérieuse. En effet, ce professeur était également un spécialiste de l’astrologie égyptienne et druidique, et avait été, cerise sur le gâteau, un très ancien cartomancien spécialisé dans l’Oracle Gé. À ce titre, il avait été  noté cinq étoiles sur cinq !


Après avoir souffert mille tortures dignes du purgatoire, par trop d’obéissance, le moment semblait venu pour Marguerite de rattraper le temps perdu. Elle se rendit immédiatement chez le Professeur Llanfairpourdemin pour y suivre son premier cours. 


Au vu des états de service peu glorieux de Marguerite, le professeur se dit que le travail allait être long et difficile. Il commença son éducation progressivement en lui apprenant à traverser la chaussée au moment où le petit homme vert passait au rouge, puis la fit traverser carrément en dehors des clous. Marguerite était très motivée et montra des dispositions étonnantes. Elle apprit ainsi à marcher sur les voies cyclables, rester sur la file de gauche des tapis roulant et resquiller dans les files d’attente. Sa fragilité apparente et son âge avancé lui facilitaient la tâche vis-à-vis des gens qu'elle importunait.


Devant ses progrès fulgurants, elle passa à la vitesse supérieure et quitta les restaurants sans payer après s’être mouchée dans la nappe. Venait-elle à se faire surprendre à boire et manger dans les magasins d’alimentation, son sourire et son air innocent la sortaient des situations difficiles.


Elle en voulait toujours plus et se mit à conduire sans permis ni assurance. Elle ne mettait jamais sa ceinture, ignorait systématiquement le clignotant et d’une manière générale le code de la route. Lorsqu'elle s'arrêtait dans une station-service, elle en profitait toujours pour boire un whisky ou une vodka, voire deux ou trois, et reprenait la route en titubant.


Llanfairpourdemin n’en revenait pas de l’efficacité de ses cours de désobéissance, et comprit que l’élève avait dépassé le maitre lorsque Marguerite disparut sans laisser d’adresse et sans l’avoir payé.



mercredi, juillet 27, 2022

Pourquoi ?


Ceux de mes lecteurs qui ne laissent pas tout filer vers l’égout de l’oubli, ceux à qui il reste un soupçon de mémoire, qui ont échappé au suicide, à l’AVC, la déprime et à Monsieur Alzheimer, se souviendront certainement de ce petit homme frisé qui avait fait un discours argumenté sur ce qu’il appelait « La Krise ». Nous étions en 2020. Il avait ratissé large, le bougre. Il semblait qu’il avait fait le tour de la question en évoquant la crise économique, la crise sanitaire, le chômage, la pandémie, la dette abyssale, le terrorisme, les suicides à la chaine, etc. etc. Il pavanait, enfonçait le moral des troupes et des bonnes volontés en dressant le bilan catastrophique de l’armée, de l’enseignement, de la sécurité, des hôpitaux et de bien d’autres choses encore. Mon Dieu, qu’étions-nous devenus ? Qu’allions-nous devenir ? Un pays en voie de développement ? Non; Pire que cela : un pays en régression, en décadence, en perdition…


Le petit frisé ménageait ses effet en pensant à la solution-miracle qu’il allait sortir de son chapeau. La mémoire vous revient peut-être ? Le petit homme frisé avait LA solution, une technique infaillible qui avait fait ses preuves. Il l’avait même déclinée dans toutes les langues et les idiomes, remontant à l’époque romaine au cours de laquelle on parlait d’infectum digito technica, la très fameuse « technique du doigt mouillé » ! Depuis ce temps-là et face à l’aggravation de la situation, il ne cessait de recevoir des courriers et des courriels qui lui posaient toujours la même question : Pourquoi ? 


Pourquoi la technique du doigt mouillée n’avait pas fonctionné ? Était-ce dû à la sécheresse ? Ah ! S’il avait su que le jour de sa conférence sur « la Krise », un homme au fond de la salle avait la réponse à ce pourquoi. Alors il aurait été plus prudent, moins catégorique, plus nuancé. Il aurait su que la liste de ses catastrophes annoncées n’était pas exhaustive et même très partielle malgré les horreurs qu’elle laissait déjà entrevoir.


En effet, ce jour-là, au fond de la salle, un petit homme rabougri, dont on apprendra plus tard, dans l’épisode quatre de la saison trois de cette saga infernale, qu’il s’appelait Nyalarpoupet, riait sous cape. Une cape noire, frangée, très ample et aux poches insondables dans lesquelles il dissimulait ses mains palmées. Les rares personnes qui se vantaient de connaître cet individu à l’allure inquiétante, prétendaient qu’il s’agissait d’un détective privé engagé par la femme du petit homme frisé, pour le suivre. Nyalarpoupet ne cherchait pas à les détromper. Ces prétentieux ignoraient que son chapeau anthracite aux larges bords relevés cachaient des oreilles pointues et que ses petits yeux rouges et brillants pénétraient le cerveau du faux prédicateur frisé, et analysaient la bouillie qui s’y trouvait et s’épanchait en logorrhée visqueuse.


Le petit homme frisé mentait. La technique du doigt mouillé ne fonctionnerait pas. Il mentait aussi par omission. Il n’avait pas parlé de la guerre, inéluctable, ni des régressions multiples comme le retour aux dictatures, l’interdiction de l’avortement, les famines et l’absence de moutarde dans les rayons de l’Intermarché.


Nyalarpoupet, dont les oreilles pointues et les doigts palmés pouvaient laisser croire au lecteur qu’il venait d’une galaxie lointaine, n’avait rien à voir avec les extra-terrestres des romans de gare. Il n’était pas arrivé là dans une soucoupe volante ou tout autre engin non identifié. Non, Nyalarpoupet venait tout simplement du futur.


mercredi, juillet 06, 2022

Journal d'un curé de campagne

 


Mercredi 7 mai 1958


Quand je pense que j’ai choisi la prêtrise parce que l’on m’avait expliqué en grec, en latin et en français, que l’homme était une bête méchante et stupide, et que l’amour était une cochonnerie. J’avais des organes et l’on m’a fait comprendre qu’il était honteux de s’en servir ! Je vivais dans la terreur du sexe. Ô femme, femme ! Je sentais que plus tôt on supprimerait ce sexe, mieux nous nous en porterions tous ! Et puis, j’ai toujours eu une attirance pour les silences troublés de chuchotements de sacristies et de confessionnaux. Sans doute ce côté voyeur refoulé au fin fonds de mon subconscient.


Je peux bien te l’avouer, cher journal, c’est lorsque l’évêque m’a lâché sur les âmes de ce petit village, que tout a basculé et que j’ai commencé à glisser du monde des innocents dans celui des initiés. Il est d’apparence coquet et on lui donnerait le Bon Dieu sans confession, mais il fait partie de ces villages sordides où grouille une humanité bestiale. Il regorge de paillardes hypocrites et chattemites, obsédées de préoccupations obscènes. Mmm… Ils ont tous « Ignis in ano » !



Jeudi 8


La Cathy est revenue se confesser. C’est une diablesse ! Comment vais-je résister longtemps ? Seigneur, je vous en supplie, aidez-moi !


Elle a l’œil d’un poisson mangeur d’hommes et maîtrise parfaitement l’art de la persuasion. C’est la créature la moins terrienne que je n’aie jamais rencontrée. Toutes les pénitences que je lui inflige n’obtiennent aucun résultat. Elle dort chaque nuit toutes fenêtres ouvertes, au cas où un cambrioleur lubrique aurait le bon goût de lui rendre les vertiges de ses seize ans. Elle prend un malin plaisir à me décrire ses cabrioles sans m’épargner le moindre détail. Je n’ai même pas à lui poser de questions comme je le fais avec mes autres ouailles afin d’ajuster au plus près la pénitence à effectuer.


Aujourd’hui, elle m’a dit avoir pratiqué la position du lapin frétillant dans la tanière de velours. Elle m’a révélé en outre, le secret de la toile d’araignée capturant le ver à soie, et comment rosée et pluie ruissellent au printemps. Elle m’a détaillé, la bougresse, le baiser foudroyant de la Licorne et l’ascension du pic des Dieux.


Elle voulait absolument m’expliquer la position du Hanneton soulevant une Citrouille, une variante plus téméraire du fameux Gecko accroché à la Poutre, mais je l’ai interrompue. Je n’en pouvais plus. J’ai crié grâce. Mon pouls jouait le boléro et j’étais dans un état de cire fondante, comme les cierges placés devant la statue de la soeur de Saint Vincent-de-Paul. Celle qui a les yeux morts et les bras glissés dans ses manches. La vue permanente de son décolleté affolant à travers le grillage du confessionnal m’a provoqué une quinte de toux qui m’a gonflé le cou à en faire sauter mon col blanc et m’a complètement embué les lunettes. Ah, la garce !



Vendredi 9 mai


Les temps sont mauvais… De toutes parts, la société craque, la religion s’effondre. Tout se désagrège et pourrit… Partout, la déroute, l’affolement, le vertige du sauve-qui-peut !… Des générations abominables se préparent.


Mon église est normande mais l’intelligence de la plupart des indigènes de mon village est paléolithique.



Samedi 10 mai 1958


Aujourd’hui, j’ai reçu en confession Henri-Théodule. C’est un homme d’une soixantaine d’années, vaniteux, solennel et stupide. Irréparablement, malgré les pénitences que je lui inflige. Il a décidé une fois pour toute qu’il consacrerait le reste de son existence à la belle vie et les plaisirs interdits. Et bien je peux t’affirmer, cher journal, que si dans un village il y a quelque chose de pire que le feu dans une vieille grange, c’est assurément l’amour chez un vieil homme.


Ah, je sais bien que s’il trouve des proies, c’est parce qu’il est châtelain. Ce n’est certes pas grâce à son physique. Il est petit, très laid, les yeux fourbes et la bouche dédaigneuse. Son visage est empâté sous l'influence d'une gloutonnerie permanente et lorsqu’il lève la tête, on dirait le dessous d’un poisson mort.


Certes, je suis le premier à comprendre qu’un homme, comme l’est Monsieur le duc, a besoin de temps en temps de placer quelque part le trop plein de ses affections à rien faire. Moi-même, de temps en temps, je suis heureux de retrouver la petite fille qui joue de l’orgue. Mais, nom de Dieu, je ne m’en vante pas !


Henri-Théodule ne cesse de bomber le torse parce qu’il fait son affaire à Carmen, la belle boulangère dont la boutique, grâce à ses yeux, à sa belle mine polissonne, et surtout à ses miches et sa peu farouche vertu, fut très promptement achalandée. Auprès de Carmen, la femme de Feu n’est qu’un pâle iceberg ! Lorsqu’elle présente au duc l’ardente fleur de sa beauté sexuelle, qu’elle s’offre, lascive, effrénée, aux curiosités et aux emportements de sa luxure, Henri-Théodule avoue que son membre indique midi pile.



Dimanche 11


Je leur ai fait un sermon à tout casser. J’ai abandonné les commentaires de l’évangile du jour quand j’ai entendu un énorme rire imbécile, à la fois hyénesque et sarcastique, qui me fit l’effet du grincement d’une craie sur un tableau noir, et faillit me fendre le tympan en deux. Ça m’a mis dans une colère noire (noire-corbeau évidemment). J’ai commencé par dire que ceux qui se permettent de rire en pleine messe ne pourront plus le faire au purgatoire ou en enfer, et je leur ai expliqué longuement ce que je pensais des gens qui ne savent pas tenir leurs pieds tranquilles et leur bouche cousue pendant le sermon.


Je leur ai dit que si le bon Dieu nous avait fait des genoux, c’était pour que nous nous prosternions et que les premiers rangs n’étaient pas réservés à quelques ladies jacassantes aux échines fléchies sous les effets conjugués de la foi et de l’arthrose. Ma remarque a un peu choqué les demoiselles Goncourt qui occupent toujours le premier rang, deux vieilles filles, riches et dévotes, grosses et puantes. Toutes deux sont vêtues de même façon, toutes deux sont pourvues d’un goître monstrueux. Je ne les supporte que parce qu’elles sont généreuses à la quête et participent largement à la réfection du clocher de l’église.


Kobold


Épuisés autant que nos chevaux par quatre jours de galop effréné, nous sommes arrivés au château de Baltimor à Moilneux, dans le Péril-gore gris pâle, le jour de la Saint Innocent.


Je tiens à rassurer ceux qui seraient chagrinés de n’avoir jamais vu le château de Baltimor à Moilneux. Ils sont chanceux car c’est un château qu’il est préférable de n’avoir jamais vu, tant il est lugubre, sombre et inhospitalier. Perdu au milieux de marécages infestés de serpents et de crapauds venimeux, on ne voit l’enchevêtrement de ses sinistres tourelles et donjons, reliés par d’improbables ponts suspendus, que lorsque les nappes de brouillard qui l’entourent s’effilochent quelques instants sous l’assaut de bourrasques de pluie ou de grêle.


Nous fûmes reçus par un majordome grincheux et irascible, sans doute aigri par une enfance difficile suivie d’une existence douloureuse, qui se servait du crochet de sa main gauche pour dompter sa jambe de bois qui avait tendance à glisser sur les pavés humides.


Après qu’il eut examiné très attentivement nos laisser-passer ainsi que nos multiples recommandations et états de services, à l’aide de bésicles en bois empruntées à un moine copiste borgne, il nous dit que Kobold allait nous conduire jusque’à l’instructeur chargé de nous transmettre les directives inhérentes à nos missions respectives.


Il appela Kobold avec une telle force que l’échos de son nom, bold, bold, bold, résonna dans les couloirs, corridors et galeries du château de longues minutes suivies de quelques secondes particulièrement brèves, juste le temps pour Kobold de nous rejoindre.


Kobold était un nain étrange, de forme rabougrie, avec des habits bariolés agrémentés de grelots, un bonnet rouge sur la tête. Honoré par les lingères, les servantes et les cuisinières du château, qu’il honorait en retour, il rendait de nombreux services, étrillait les chevaux, tenait les cuisines en bon ordre et veillait à tout. Très susceptible, il versait du poison ou du sang dans les plats de ceux qu’il soupçonnait de s’être moqué de lui ou lui avoir manqué de respect. S’il s’agissait d’une femme, il l’honorait doublement, mais sans ménagement.


Notre mission consistait à assurer la surveillance du château. Nous étions chargés d’écouter tout ce qui se disait ou murmurait dans les deux cents pièces et trente donjons, sans oublier les vingt-huit oubliettes. Nous devions remplacer les caméras de surveillance et les micros dissimulés derrière les tableaux avant l’invention de l’électricité. Tous les soirs Kobold attendait notre rapport, une fiole de poison ou de sang dans chaque poche.


De jour comme de nuit, nous errions dans les couloirs du château, toujours aux aguets, l’oreille tendue et le regard affuté, dans l’humidité et les courants d’air qui nous enrhumaient et éteignaient fréquemment nos torches et candélabres. Nous avions un code secret de reconnaissance qui était houuuu ! houuuu !


Les paysans de la région croyaient que le château était hanté. Mon Dieu, sont-ils bêtes !


mercredi, mars 02, 2022

Un coup de fil dans la nuit...


 Je déteste les coups de fil dans la nuit. Ils annoncent toujours des mauvaises nouvelles. Lorsque le téléphone me réveilla à quatre heures du matin, je peux vous dire que je n’avais pas l’allure guillerette de l’homme qui peut se mettre à faire des claquettes. J’étais d’une humeur exécrable, de celle qui pousse mon voisinage à grimper dans les arbres.

L’inconnu du téléphone m’annonçait une déclaration de guerre. J’en étais sûr ! Depuis le temps que des chars de combat s’agglutinaient à la frontière, cela devait arriver, et plus tôt qu’on ne le pensait. Il y avait bien quelques naïfs pour prétendre que cela n’arriverait pas, mais j’étais certain du contraire. On ne m’écoute jamais.


Mais pas du tout, reprit mon interlocuteur, tu n’y es pas ! Ce sont les Martiens qui attaquent. !


J’ai raccroché immédiatement. Qui osait me faire cette farce à quatre heures du matin ? Une blague de mauvais goût en ces temps plus que troublés. Si je parvenais à découvrir l’auteur.e de cette plaisanterie, iel allait m’entendre. Il n’était pas question que je me rendorme. Cette histoire m’avait mis les nerfs en boule. Que dis-je, je n’étais plus qu’une boule de nerfs, seule raison valable pour que j’utilise l’écriture inclusive.


Je me dirigeai vers la fenêtre de ma chambre. Ce n’est pas tant que je croyais une seconde à une attaque des Martiens, mais si cela était vrai. — et je ne sais même pas pourquoi j’évoquais cette supposition ridicule en mon for intérieur — si cela était vrai, me dis-je, ils devaient arriver par les airs. Naturellement il n’y avait rien dans le ciel. Il n’y avait même pas de ciel du tout, tant la nuit était noire. On ne pouvait voir dans la rue, sous la lumière blafarde des lampadaires, qu’une pervenche qui déposait avec persévérance des papillons sur les pare-brises des voitures stationnées le long du trottoir.


Que faisait cette pervenche zélée à distribuer des papillons à quatre heures du matin ? Touchait-elle une prime pour travail de nuit ? Avait-on modifié les horaires de stationnement payant dans ma rue ? Je trouvais bizarre d’avoir à me poser de telles questions. Je ne sais pas si vous avez remarqué comme nous vivons dans une drôle d’époque. J’ai la prétention d’être un des vieillards de ce début de siècle les moins faciles à épater, et pourtant, ma vie n’est qu’une longue stupeur, surtout depuis ces cinq dernières années. 


Nous vivons dans un monde où l’on peut vendre une carte Pokémon vingt cinq mille euros, une paire de baskets, deux millions, une guitare, six millions et même des oeuvres d’art virtuelles, plusieurs millions d’euros. Un monde où la musique peut être jugée raciste, les cours de musique classique, colonialistes, et où seul un noir peut traduire un livre écrit par un noir. Un monde où l’on peut vous interdire de vous embrasser ou de boire un verre debout à un bar. Un monde où l’on vend des jeux video consistant à frapper sans raison tous les gens croisés dans la rue. Un monde où l’on renonce à l’utilisation des chiffres romains et où je dois noter l’employé qui vient relever mon compteur Linky. J’arrête là mon énumération qui pourrait être beaucoup plus longue. Je suis triste.


J’observe la femme en bas, penchée sur les voitures. Je lui trouve mauvaise mine. Est-ce le reflet des réverbères qui lui donnent ce teint olivâtre ? Et si c’était une Martienne ? La guerre est à ma porte ! Je pense à Flaubert qui écrivait à George Sand en 1870 : « Mon chagrin ne vient pas tant de la guerre que de ses suites. Nous allons entrer dans une époque de ténèbres. On ne pensera plus qu’à l’art militaire. On sera très pauvre, très pratique et très borné. Les élégances de toutes sortes seront impossibles ! Il faudra se confiner chez soi et ne plus rien voir… Je suis convaincu que nous entrons dans un monde hideux, où les gens comme nous n’auront plus leur raison d’être ».


On n'avance plus !

 La civilisation n’avance plus. Elle dérape, glisse, patine. Que dis-je ? Elle recule. Affirmer que l’homme est un animal doué de raison devient une notion obsolète. Faire l’achat d’une cure aux thermes de Caracalla pour une crise d’urticaire en est une preuve. Manger du pain bis, faire du vélo d’appartement et patauger en cercle dans un nuage de vapeur pour ne plus se gratter n’est-il pas un signe de décadence ? Il faut les voir avec leur tunique blanche, courir boire leur dernier verre d’eau soufrée de la journée, avant la fermeture. Ah! Ben oui, il faut les voir. Je vous le dis. On n’avance plus !



(Les 13 mots à placer étaient thermes, fermeture, animal, raison, cercle, nuage, achat, bis, tunique, urticaire, vélo, obsolète, et le 13 ème pour le thème : avancer)

jeudi, février 03, 2022

Le journal intime


 Dans la matinée du mercredi 19 janvier — il devait être environ 7h30 — une violente explosion a totalement saccagé un appartement de la rue Romain Roussel, déclenchant un incendie qui s’est rapidement propagé dans les étages. Une fuite de gaz a d’abord été soupçonnée mais les services techniques de chez ENGIE ont balayé cette hypothèse, l’immeuble n’étant pas alimenté en gaz naturel. Les secours, dont la rapidité d’intervention a été unanimement saluée, ont pu faire évacuer les occupants mais n’ont pu sauver la bâtisse, de conception ancienne, qui s’est écroulée sur elle-même, rapidement réduite à l’état de ruine fumante.


Dès le lendemain, le capitaine Marleau et le capitaine des pompiers se sont rendus sur les lieux pour essayer de déterminer les causes du sinistre. Ce qu’ils avaient sous les yeux ressemblait à ce que devait être le monde avant sa création, durant le règne du chaos. Tout n’était que gravas d’où s’échappaient encore quelques fumeroles persistantes. Alors qu’ils étaient sur le point de partir en se perdant en conjectures, l’attention du capitaine (l’article de presse ne précise pas lequel) fut attirée par une espèce de cahier dont la brise matinale tournait gentiment les pages. Il s’agissait d’un journal intime qui avait certainement quelque chose à révéler pour avoir miraculeusement survécu à ce drame. 


2 janvier 2022


J’ai lu que 873 véhicules avaient été incendiés la nuit du réveillon. On sait respecter les traditions dans notre pays. Il y en a qui s’amusent pendant que je végète devant ma télévision à surveiller l’évolution de la pandémie. Je n’attendrai pas une année de plus pour enfin connaître les bonheurs que procurent les drogues. Les jeunes s’envoient en l’air en se gavant de poudres de toutes sortes et je pourrais mourir sans avoir vu le moindre petit éléphant rose ! Il n’en est pas question. C’est décidé. J’ai vu que l’on pouvait se procurer ce genre de produits sur internet et je vais commencer mes recherches.


5 janvier 2022 


C’est plus difficile que je le pensais. La plupart de mes recherches me ramènent aux frères Bogdanoff sans que je puisse me l’expliquer. J’ai beau chercher avec tous les mots clés possibles, héroïne, cocaïne, crack, ectasy, morphine, mescaline, j'ai du mal à trouver en vente libre les substances qui me permettraient de concrétiser mon projet. Même l’hydroxychloroquine est impossible à obtenir. Je suis déçu, très déçu !


8 janvier 2022


On m’a proposé un échange, mon pass vaccinal contre un sachet de poudre, mais j’ai refusé. D’abord un sachet ne me suffira pas et surtout, je crois avoir trouvé un filon beaucoup plus intéressant. Grâce à mon dictionnaire des synonymes, j’ai enfin trouvé une adresse qui veut bien me vendre ma drogue à un prix défiant toute concurrence. J’en ai profité pour en commander cinquante kilos. Si j’en ai trop, je pourrai toujours en revendre et prendre un bénéfice au passage. Je suis impatient de recevoir mon colis. J’ai demandé un envoi confidentiel.



13 janvier 2022


Mon colis est arrivé à l’instant même où j’apprenais que notre Ministre de la Santé, Olivier Veran, était testé positif malgré ses trois doses de vaccin. Ma déception a été énorme. Non pas que le Ministre soit testé positif, mais alors que je pensais recevoir cinquante kilos de cocaïne, j’ai reçu en fait cinquante kilos de haricots secs. Hurlant de rage, je m’apprêtais à rédiger une lettre de réclamation injurieuse, et menacer cet arnaqueur de le trainer devant les tribunaux lorsque ma chère et tendre épouse m’a fait remarquer qu’il ne serait pas judicieux de passer par les voies judiciaires pour ne pas avoir été livré de la drogue attendue. Elle a ajouté que la livraison correspondait bien au bon de commande puisque j’avais demandé cinquante kilos de coco. 

Pour enfoncer le clou, elle a ajouté qu’il y avait bien longtemps qu’on ne disait plus la coco pour désigner la cocaïne. En vérifiant cela dans mon dictionnaire des synonymes, j’ai en effet constaté qu’il y avait entre parenthèses la mention « vieilli » en face du mot coco. Il m’a fallu plusieurs heures pour me calmer et pouvoir à nouveau réfléchir sur la conduite à tenir.


14 janvier 2022


La nuit porte conseil. Je déteste le gaspillage et je voulais vivre en 2022 une nouvelle expérience. Évidemment, je regrette qu’elle ne puisse se réaliser avec la cocaïne, mais je vais la faire en mangeant les fayots dans le plus court laps de temps possible. Peut-être pourrai-je rentrer dans le livre des records à défaut de voir des éléphants roses. N’empêche que ma déception est énorme.

De plus, Jean-Jacques Beineix et Ricardo Bofill sont morts, ce qui n’arrange rien pour mon moral en berne.


16 janvier 2022


Je ne sais pas si j’ai eu une bonne idée. La précipitation est mon principal défaut. Je suis parti sur les chapeaux de roue et j’ai déjà mangé 14 kg  de fayots. Ce n’est pas une sinécure. L’expérience est gonflante. J’ai des gaz à gonfler un dirigeable. 

Ma chère et tendre épouse reconnait le pet comme mode d’expression contenant des vertus comiques certaines, mais prétend que l’odeur libérée est cruelle, qu’elle dévaste les fosses nasales, se répand, se précipite, s’infiltre, s’entortille, envahit, conquiert, asservit, tue les autres odeurs et ridiculise les parfums. Je la calme en lui demandant de considérer cela comme une expérience scientifique.


17 janvier 2022


C’est très dur. Voilà trois nuits que je ne dors plus. Mon état intestinal doit être extrêmement modifié. Je devrais dire viscéralement transformé. J’ai l’impression d’avoir un zeppelin dans les boyaux. Il règne dans l’appartement une robuste odeur de bovin diarrhéique. Ma chère et tendre parle d’odeur méphitique, de relent de ménagerie et d’égout. Elle parle aussi de retourner chez sa mère. 

Malgré ses menaces, il est hors de question que j’interrompe cette expérience alors que je suis à deux doigts de rentrer dans le livre des records. Il ne me reste plus que vingt kilos de fayots à ingurgiter. 


18 janvier 2022


Je n’en peux plus. Je dois ressembler à un Bibendum souffrant d’aérophagie aiguë. Je deviens fou mais je me rassure en me disant que je ne suis pas le seul. Après « Ils étaient dix », voici « Blanche Neige et les sept créatures magiques » ! Et le gouvernement s’enferre dans sa volonté « d’emmerder » les Français non vaccinés comme s’ils étaient responsables de tout ! Ma chère et tendre est partie chez sa mère après deux malaises olfactifs. 

Je vais aller m’inscrire au club des nyctalopes insomniaques.

Des fois, je me dis que j'aimerais mourir comme mon grand-père : calmement, sereinement, pendant mon sommeil. Et pas en hurlant de panique, comme ses passagers.


19 janvier 2022


Je suis sur le point d’exploser. Je me tords de douleur mais il ne me reste plus qu’un petit fait-tout de fayots que je vais ingurgiter en guise de petit déjeuner. Ce n’est pas le moment de caler si près du but. Ensuite je m’en grillerai une petite, histoire de faire passer ce putain de goût de fayots que j’ai dans la bouche…



Le journal s’arrêtait ici. Brutalement. « Eurêka ! » hurla le capitaine en sautant de joie. (Je ne sais plus si c’était le capitaine Marleau ou le capitaine des pompiers).