dimanche, octobre 02, 2022

La malédiction

 

Jean-Yves n’avait pas le moral. Chauffeur de car, voilà trente ans qu’il faisait les mêmes circuits pour conduire les enfants à l’école. Des enfants, il n’avait jamais pu en avoir. Après avoir accusé sa femme durant des années, il avait appris que c’était lui le responsable. Il souffrait d’asthénozoospermie. Il avait fait répéter quatre fois le toubib. Ses spermatozoïdes n’étaient pas assez mobiles. Merde alors ! Pour un chauffeur de car, c’était le comble ! Pas assez mobiles. Que leur fallait-il de plus ? Mais cela faisait longtemps qu’il avait évacué le problème. Des enfants, il n’en manquait pas. Il en avait plein son car. Tous les jours. Il fallait les supporter, les gamins ! Alors, à quoi bon s’en encombrer à nouveau après le boulot ? Sans compter que ça coûtait bonbon. Non, il avait oublié tout cela. Il était davantage préoccupé par ses douleurs thoraciques et articulaires, sans parler de ses vertiges et de cette sensation permanente d’épuisement. Il avait d’abord eu de la fièvre, puis il s’était mis à tousser, ce qui l’empêchait de dormir. Ensuite vinrent les maux de tête, les courbatures et la fatigue. Quand il a perdu l’odorat, on lui a dit que c’était la covid. Ou le covid. Après tout, on s’en fout. Le plus embêtant, c’était cette modification du goût, ces difficultés respiratoires, ces frissons et cette lassitude permanente. Vraiment, il avait tous les symptômes de cette foutue maladie. Et pourtant, on l’avait piqué, piqué et repiqué. Avec tous ces gosses qu’il trimballait quotidiennement, c’était certainement eux qui lui avaient refilé cette merde. Il allait se faire prescrire un arrêt maladie. Il avait fini sa semaine et rentrait au dépôt. Il ne reprendrait pas la semaine prochaine.


Il en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit un ricanement au fond de son car. Bon Dieu ! Ce n’était pas possible ! Un gamin n’était pas descendu au dernier arrêt et il ne s’en était pas aperçu. Cela ne lui était jamais arrivé. Il freina et stoppa son bus sur le bas-côté de la chaussée. Remontant l’allée centrale, il examina tous les sièges mais ne vit personne. Pourtant, il était sûr d’avoir entendu une sorte de ricanement. Ou quelque chose comme ça. Était-ce un autre symptôme du Covid ? Un de plus ? De quoi devenir fou ! Un stickers jaune collé au dos d’un siège attira son attention. C’était un post-it. Il s’approcha et put lire en lettres capitales le mot TERMINUS. Cela lui fit comme un éblouissement. C’est ici que tout devait s’arrêter. C’était la fin de l’histoire, la fin du Covid et de ses emmerdements. Il fut pris d’un malaise et s’écroula en travers de l’allée.


Au dépôt, un bus manquait à l’appel. La police fut alertée. Le service de ramassage constata l’arrêt du bus et le médecin dépêché sur place l’arrêt cardiaque. Il fallait remplacer Jean-Yves dès la semaine suivante. Même quand la mort s’invite, la vie continue… On était en période de pénurie de chauffeurs. Qui voulait encore faire ce métier mal payé ?


On fit appel à Henri. Il accepterait bien quelques heures supplémentaires. Au moins, lui, ne souffrait pas d’asthénozoospermie. Cela ne voulait pas dire qu’il était en bonne santé, bien au contraire, mais qu’il avait une famille nombreuse à nourrir. Il arriva sur ses courtes jambes qui avaient du mal à supporter un ventre de plus en plus proéminent. Elles lui permirent cependant de grimper dans le bus et de s’asseoir derrière le volant. C’est à ce moment là qu’il entendit comme un ricanement venant du fond du car. Ses petits yeux de fouine s’agrandirent au milieu de sa face bubonique dont la peau malade, farineuse, lui faisait un visage de Pierrot morne, qui se serait poudré de cendres.



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