vendredi, avril 14, 2023

La rencontre

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. 


Godefroy de la Côte-Rôtie n’avait pas eu une enfance heureuse. Il y a des âmes qui, pour des raisons obscures qui nous échappent, ne sont pas faites pour le bonheur. Jusqu’au jour où une rencontre improbable, alors que vous aviez baissé les bras, vous persuade du contraire.


Pourtant, les choses n’avaient pas été simples. Adolescent, Godefroy était toujours en quête de ce Graal inatteignable. Il était effrayé par ce monde décadent qu’il ne comprenait pas et il ne pouvait se suicider car pour cela il devait obtenir la corde de ses parents.


Il avait longtemps pensé que le bonheur était une chimère, une illusion. Il était parti à sa recherche mais les journées d’échecs se succédaient. Il avait cru pouvoir le trouver dans la vallée du pognon, sur le territoire des hommes-bourses, mais le bonheur n’était pas dans l’argent. D’ailleurs, il avait eu un ami au Q.I. impressionnant, qui avait fait de brillantes études et obtenu un poste très bien payé pour un travail fictif. Il en avait démissionné après avoir gagné le gros lot à l’Euromillion. C’est alors que cet ami commença à se demander si la vie ne finirait pas par lui faire payer cet insolent bonheur, et cela devint si obsessionnel qu’il termina ses jours en hôpital psychiatrique.


Godefroy vivait dans une inquiétude permanente et cherchait vainement des raisons d’être content de son sort. Il était convaincu que l’ile du Bonheur devait se trouver très loin, au milieu de l’océan de la quiétude, inaccessible pour lui. Les années passaient. Il allait devoir s’habituer tout doucement à la vieillesse et à la solitude. Il allait devoir faire l’amour au néant, ne plus voir les femmes ouvrir leur peignoir pour faire jaillir leur poitrine insolente, oublier les filles aux yeux de braise toujours en quête de nouveaux jeux érotiques. Il est toujours pénible, pour un homme chevaleresque comme l’était Godefroy de la Côte-Rôtie, d’être obligé d’éloigner la coupe du bonheur des lèvres de la beauté…


Il devrait progressivement s’acclimater au fantôme qu’il allait devenir, se détacher du commerce et des passions, prendre la route du pas-grand-chose, laisser sa porte ouverte à la mort, se résigner au vide et au désespoir, sans avoir jamais rencontré ce Bonheur tant espéré.


Il était dans cet état d’esprit lorsqu’il rencontra par hasard le Professeur Piqûre. Le célèbre Professeur était un ingénieur chimiste de génie dont les recherches sur la sérotonine, dans le but de rendre les gens heureux, faisaient autorité dans les milieux autorisés. C’est lui qui retira les mains de Godefroy de la Côte Rôtie de la bassine du désespoir.


Ses recherches n’avaient pas été faciles et il avait du rapidement renoncer à sa première méthode qui consistait à créer d’abord une vive souffrance puis à la supprimer d’un seul coup pour atteindre le bonheur absolu. De plus, ses Bonheuromètres qu’il avait commercialisés sous la marque « Yoopi » n’étaient pas fiables. Leurs capteurs de dopamine étaient défaillants. Mais ses efforts furent enfin récompensés avec la mise au point du Suppositoire du Bonheur.


Une réussite totale. À condition de se l’enfoncer bien profond.



Le clou


L’histoire que je vais vous raconter s’est passée il y a très longtemps sur le territoire de la municipalité d’Avannaata, au Groenland, pas très loin de son chef-lieu Ilulissat. Enfin, quand je dis pas très loin, c’est façon de parler, car les déplacements en chiens de traineau, dans cette succursale du Pôle Nord faite de neige et de glace, n’étaient pas une sinécure. Après des kilomètres et des heures de blizzard, les trappeurs et autres voyageurs étaient heureux et soulagés de trouver la cabane de la mère Astrid perdue au milieu des congères.


Derrière ses vitres cernées de givre, il était possible d’y manger de la saucisse d'ours et de l’orignal, mais ce qui réchauffait le plus le coeur, c’était sa vodka, son whisky, et tous ces réveille-morts que l’on administrait aux gars qui ne tenaient plus à la vie que par un fil, après leurs rencontres avec les ours blancs. 


Dans ces contrées reculées où l’homme se trouve sans cesse confronté aux rudesses du climat, les caractères sont bien trempés, portés à la contradiction et à l’entêtement, susceptibles et bourrus, quand ils ne sont pas superstitieux. L’alcool aidant, les rixes et les explications musclées sont fréquentes dès que deux philosophies ne parviennent pas à s’entendre sur la meilleure façon de méditer sur l’existence. 


Aussi, la mère Astrid avait-elle une recette miracle pour ressusciter les philosophes en difficulté. Il suffisait de faire bouillir un bol de lait, d’y tremper un gros clou de charpente rouillé et ensuite de le boire. Le fer oxydé provoquait une réaction chimique et le résultat, c’était que, quelques heures plus tard, vous étiez sur pied. D’ailleurs, il y avait toujours dans un coin de la cambuse une planche généreusement cloutée, récupérée d’une vieille soupente.


Or, un jour de décembre, après qu’ils eurent atteint un taux d’alcoolémie suspect, un différend sérieux vint à oppose Harald à Fjordur.  


Harald s’était fait traité par Fjordur de petit résidu à face de crevette, et venait de recevoir deux coquards dignes d’être encadrés. Il voyait trente-six aurores boréales en Technicolor et avait le Choeur de l’armée rouge qui lui chantait dans la tête. Surprise d’être encore en état de marche, la petite gargouille naine qui ressemblait à un poisson mort un instant auparavant, se transforma soudain en gorille prêt à tout.


Harald se redressa avec une énergie que l’on n’aurait jamais soupçonnée chez un lutin édenté aussi mal en point, glissa sa main dans son pantalon pour y remettre en place ce qui devait l’être, et jura à Fjordur avec l’apparence d’apoplexie imminente, qu’il allait graver ses initiales sur son front avec un hachoir.


S’en suivit un combat acharné où chacun se battait avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteack.


Les autres regardaient défiler la bagarre en fumant silencieusement leur pipe.


Contraint par Harald à un atterrissage forcé dans l’angle de la cabane, le hurlement de Fjordur rappela à tous qu’un clou de deux pouces sortait à l’extrémité de la planche qui servait à la recette de la mère Astrid.


La paresse de William

 

William Thacheray était un paresseux. Un vrai. À ne pas confondre avec le banal paresseux, assez hypocrite pour travailler juste ce qu’il faut pour masquer sa paresse. Non ! William Thackeraie n’avait même pas le courage d’écrire deux fois son nom avec la même orthographe. À quoi bon ? À quoi cela pouvait-il bien servir ? À rien. Il en était convaincu. Il était philosophe. Voilà le titre, le métier, la profession, la carte de visite qu’il s’était donné. Philosophe ! C’était tout dire. Cela dissimulait parfaitement son manque d’ambition et son refus de la lutte. Il disait que le travail était réservé aux hommes médiocres, l’intelligence permettant de s’en éloigner car il n’y avait rien à attendre du travail, ni gloire, ni argent, ni reconnaissance, ni consolation. Il n’était que le produit d’une société en effervescence qui l’avait érigé en valeur première avec sa monstrueuse excroissance, le dépassement de soi. En résumé, il se sentait beaucoup mieux en position horizontale.


Il pouvait lui arriver de lire, ce qui lui évitait de penser. C’est fatiguant de penser. Il faisait confiance aux autres, se laissait guider et adoptait sans discuter ce qu’on lui imposait sans prendre la peine de contrôler quoi que ce soit. Dans une certaine mesure, il était obéissant. L’obéissance n’est-elle pas en quelque sorte une forme canonisée de la paresse ? Dans un contexte où il était question de remettre la France au travail en reculant l’âge de départ à la retraite, il était d’accord avec les décisions gouvernementales, pour que l’on oblige les autres à travailler davantage, car la paresse des autres était une menace pour la sienne. Et puis, il ne se lassait jamais de regarder les autres travailler.


En fait, Thaqueray avait un fond méchant. Un cerveau plein de paresse n’est-il pas l’atelier du diable ? Il était méchant, mais personne ne le savait car un méchant paresseux reste le plus souvent inoffensif. La paresse dissuade de pousser la méchanceté trop loin. Il enviait les succès des autres et il attendait la chance, seul outil qui pouvait le sauver de sa paresse. Hélas, elle tardait à venir. Il l’appelait de tous ses voeux car il craignait une vieillesse misérable. Ne dit-on pas que la paresse chemine si lentement que la pauvreté la rattrape ? Jeunesse paresseuse, vieillesse pouilleuse ! Cette perspective le mettait dans un état d’inquiétude permanent.


Evidemment, il disait avoir toujours envie de faire quelque chose, mais ne faisait jamais rien. Il s’ennuyait, et l’ennui amène les ennuis, voilà ce qui lui fatiguait le cerveau. Perdre son temps est une occupation des plus fatigantes. L’ennui l’angoissait. L’ennui nuit, c’est une terrible maladie. Il ne pensait pas qu’il puisse être si cruel. 


L’ennui est le tombeau de tous les sentiments. Takerè existait sans vivre. Il s’ennuyait mortellement et il en mourut. 


La promenade dominicale

Tous les dimanches Monsieur et Madame March vont se promener avec leurs quatre filles, Margaret, Joséphine, Elisabeth et Amy. Quel que soit le temps. Quand on s’appelle March, on aime naturellement marcher sans se préoccuper de la météorologie. D’ailleurs, cette promenade dominicale est une promenade digestive. Elle est nécessaire, obligatoire et indispensable, car les repas dominicaux chez les March sont chaque fois de véritables banquets. Il y a toujours plusieurs entrées, du gibier ou une volaille, le trou normand, puis les poissons, les fromages et plusieurs desserts avant le café, le pousse-café et les cigares. On sait vivre chez les March. On aime la bonne chère et on prend du bon temps. On profite. Quand arrive le moment des liqueurs, il y a longtemps que les filles ont quitté la table pour aller jouer dans le parc.


Mais au milieu de l’après-midi, elles doivent abandonner leurs jeux et leurs poupées pour la sacro-sainte promenade familiale. C’est que le ventre de M. March porte les stigmates de ses ripailles riches en graisses et en sucres, et il convient autant que faire se peut d’éliminer quelques calories excédentaires. Oh ! Assez raisonnablement. M. March pense qu’une balade de trois mille pas suffira. Avec une marge d’erreur de plus ou moins dix pour cent. C’est la petite Amy qui est chargée de les compter. Elle se fait parfois aider par sa soeur Elisabeth, ce qui provoque des discussions à n’en plus finir en cas de désaccord.


M. March est devant. C’est toujours lui qui ouvre la marche. Il dit en plaisantant que Madame March n’accepterait pas que ce soit quelqu’un d’autre. Plus sérieusement, il dit que c’est normal parce qu’il est le chef de famille, et qu’il doit passer devant en éclaireur pour la protéger. Ses quatre filles trouvent cela ridicule car ils font toujours la même balade. Elles se demandent bien quelle mauvaise surprise cette promenade pourrait leur réserver. Madame March, très soumise à son mari, se contente de hausser les épaules.


Le danger pourrait venir de Monsieur Magloire, car Monsieur Magloire n’aime pas que l’on traverse ses champs, surtout en été, lorsque les blés arrivent à maturité et que l’époque des moissons va commencer. Il a déjà assez de soucis comme ça avec les sangliers. D’ailleurs, il ne se sépare jamais de son fusil de chasse et quelques voisins ont affirmé qu’il avait la gâchette facile. Mais cela n’arrête pas M. March, et ce n’est pas un coup de gros sel qui le fera dévier de son parcours habituel.


Margaret surveille quand même du coin de l’oeil. Elle n’est pas très rassurée. On ne sait jamais. Elle emporte son filet à mouches. Cela lui sert de prétexte pour surveiller de tous côtés. C’est comme un filet à papillons, mais avec une maille beaucoup plus serrée, pour attraper les mouches en été. C’est que M. March, pour se détendre mais aussi pour éprouver son autorité et son pouvoir de persuasion, est dompteur de mouches à ses heures perdues. C’est son loisir. C’est un original, M. March.






Une carte sous la fille du capitaine

 

Une carte était déroulée sur la grande table du gaillard d’arrière. Elle paraissait avoir été abandonnée précipitamment. Les cartes ont toujours quelque chose à nous apprendre. Je pris la fille du capitaine qui était posée dessus et la jetai dans un coin de la salle. Je ne suis pas un monstre sanguinaire comme ceux qui continuaient de se battre sur le pont. Je ne vous parle pas de l’enfant du capitaine — Savait-il seulement s’il en avait eu de ses quatorze épouses ? — je vous parle du chat à neuf queues que l’on appelait ainsi. Ce fouet à neuf cordes qui servait à corriger les marins indisciplinés et les mutins.


Nous étions le 22 novembre 1718 au large du littoral de la Caroline du Nord, sur la côte atlantique. Plus précisément près de l’ile d’Ocracoke où se trouvait, disait-on, la fontaine de Jouvence. L’Adventure, le sloop de Barbe Noire armé de neuf canons, avait cru pouvoir nous aborder sans risques, se laissant duper par nos trente marins qui avaient fait semblant d’être morts ou  s’étaient habilement cachés dans la cale du Ranger. Notre bateau ne disposait que de deux canons de petit calibre mais était commandé par le lieutenant Robert Meynard, un homme habile et rusé. La terreur des Caraïbes et de la Royal Navy se laissa piéger et en succomba. Il avait fallu pas moins de cinq coups de pistolets et vingt coups de sabres pour en venir à bout. 


Barbe Noire mort, les seize survivants de son équipage de flibustiers eurent tôt fait de se rendre. Plutôt que de mourir tout de suite, ils espéraient certainement pouvoir s’évader avant d’être pendus et laissés accrochés aux gibets le long de la route du capitole de Williamsburg, en Virginie. Le cadavre décapité de Barbe Noire fut jeté en mer et sa tête à la barbe tressée suspendue au beaupré du Ranger.


Ensuite, nous nous installâmes quelques jours sur l’ile d’Ocracoke pour enterrer nos morts et réparer notre navire. Il avait en effet subi de gros dégâts par les tirs de canons de l’Adventure. Il fut procédé aussi à la vente  aux enchères du butin de Barbe Noire. Il s’agissait surtout de sucre, de cacao et de coton. La récompense de quatre cents livres attribuée pour la capture du pirate fut répartie entre les équipages de la Royal Navy, même ceux qui n’avaient pas participé aux combats. Robert Meynard trouvait cela injuste.


Cela m’était égal car j’avais dissimulé sous ma chemise, à même la peau, la carte trouvée dans la cabine de Barbe Noire. Il y avait une croix dessinée sur cette carte indiquant certainement l’emplacement de son trésor. Tout le monde pensait qu’il se trouvait aux Antilles, mais la carte était précise. Elle indiquait une ile au large de Monterey au sud de San Francisco. En plein pacifique, entre San Francisco et Samoa.


Le pirate avait dit que « seul le diable et lui-même connaissaient sa cachette, et que le diable aurait tout ». Je comptais bien prendre la place du diable.