jeudi, avril 23, 2020

CEPAROU

Ah ouich ! Quel voyage ! On a connu l'enfer ! commença Fredy.

Notre long-courrier, La Pinailleuse, avait suivi un parallèle bien au-delà de l’équateur en direction d’un point cardinal peu catholique et de l’étoile d’un ami au beau-frère du berger.

L’équipage de La Pinailleuse n'était composé que de pirates qui avaient tout à oublier, même l'avenir. Il ne leur restait à conquérir que la liberté et ce putain de trésor que nous cherchions depuis bientôt deux ans. L’ambiance n’était pas très conviviale. Le pire d’entre eux était le cuistot. Une teigne à forme humaine qui pratiquait la politique de la pomme de terre brûlée. Quant au capitaine, il possédait certainement une dose de péché originel bien supérieure à la moyenne. Nous l'avions surnommé « CEPAROU ».

Fredy arrêta son récit et s'abîma dans la contemplation des volutes bleuâtres de sa pipe qui faisaient penser à des têtes de mort.

Lorsqu'il sentit l'atmosphère sur le point d'exploser, il fit semblant de réfléchir et lâcha enfin : comment vous décrire « CEPAROU » sans vous faire peur ?

Il mesurait près de deux mètres, n’avait qu’un œil et qu’une jambe, et même sa jambe de bois avait des varices. Il s’en servait pour frapper les p’tits mousses auxquels il menaçait d’arracher la tête pour la leur faire avaler.

Après plusieurs changements de direction et avoir essuyé la tempête du siècle dans la mer de Tantale, nous jetâmes l’ancre dans une vaste baie très poissonneuse que nous baptisâmes la baie Thonnière. 

Les hommes les moins malades partirent avec le capitaine à la recherche du trésor à partager. Nous étions lourdement chargés de pelles, de pioches et d’emballages divers. J’avais choisi de porter la boussole.

Nous pensions toucher au but lorsque nous tombâmes sur un panneau indicateur. Après des mois d’errance et d’abêtissement, ces imbéciles ignares applaudirent tous de joie et se tournèrent vers moi qui étais le seul à savoir lire.

C’est par où ? C’est par où ? Alors, Fredy, c’est par où ? ne cessait de répéter « CEPAROU » en me regardant de son œil chalumeau.

Les indications étaient écrites dans une langue dont j’ignorais jusqu’à l’existence, mais le capitaine, qui était sur le point de cracher son âme au diable et soignait son mal par de longues rasades de rhum frelaté, avait l’humeur chagrine. 

J’avais envie d’aller aux cabinets, mais il fallait rester positif et ne pas tergiverser. J’affirmai que c’était tout droit sur un ton de certitude granitique légèrement teintée de péremptoirité.

C’est ainsi que, peu après, nous tombâmes dans un guet-apens tendu par des snipers à la fléchette empoisonnée. D’horribles sauvages anthropophages.

Je fus le seul à pouvoir m’échapper de la marmite.




Les mots à placer :

Les petits cahiers d’Emilie sur le thème de la latitude : CHANGEMENT, VOYAGE, ÉTOILE, MESURER, ÉQUATEUR, POSITIF, VASTE, PARALLÈLE, LIBERTÉ, TRÉSOR, CARDINAL, COURRIER et CONQUÉRIR.


Collecte n°46 d’Olivia : TERGIVERSER, TANTALE, ABÊTISSEMENT, PINAILLEUSE, PARTAGER, CONVIVIAL, CABINET, EMBALLAGE et SNIPER.


mercredi, avril 15, 2020

Un élevage d'ornithorynques

Dodu et replet, Monsieur Durand était un homme extraordinairement ordinaire, mais cela ne présumait en rien de son destin hors du commun.

Taiseux de nature, il n’avait pas besoin de mots pour expliquer les raisons de son éclatante réussite. Sa dernière cravate et son plus beau chapeau témoignaient de celle-ci, chaque dimanche à la messe, auprès des paysans de la région.

Il avait commencé par être éleveur d’ornithorynques, dans l’espoir de vendre leur fourrure. Il avait construit des cabanes qui ressemblaient à des poulaillers et avait travaillé d’arrache-pied à la fabrication d’une machine qui distribuait automatiquement la nourriture aux animaux. Elle fonctionnait avec le moteur d’un vieux tracteur, couplé à la courroie d’une lessiveuse de récupération.

Mais bien qu’ils pondent des œufs, les ornithorynque ne sont pas des poules. Ils vivent dans des terriers et ne se plaisent qu’en Australie. Ils ne se nourrissent pas de graines mais d’écrevisses, de larves et de vers de terre.

Ce fut donc un cuisant échec et Monsieur Durand ne put continuer dans cette direction.

C’est à cette époque qu’il ouvrit une boutique de fleurs de pruniers. Contre toute attente, ce produit connut immédiatement un énorme succès, qui ne s’est jamais démenti.




Les mots à placer :

Sur le thème de la Ferme : TRACTEUR, POULE, PRODUIT, LESSIVEUSE, TRAVAILLER, OUVRIR, PAYSAN, DODU, POULAILLER, TERRE, PRUNIER, CONSTRUIRE, CONTINUER, COURROIE

MOTEUR, MOTS,TERRIER, ORNITHORYNQUE, CHAPEAU, CRAVATE, CABANE.



samedi, avril 11, 2020

Les ours en cage

Depuis que les ours sont confinés dans leurs grottes, l’atmosphère est délétère.

Ah ! Nous en avons entendu des vaticinations pompeuses et répétées sur l’inutilité du masque puis sur sa nécessité. Des arguments contradictoires extraits d’études avariées, des prolégomènes, prologues et préambules de solutions inadaptées.

Nous sommes marris et gros-jean comme devant.


Vivement l’arrivée des guérisseuses et sachons garder les pieds sur terre.


Contraintes :

Les mots imposés par « Des mots, une histoire » (44ème collecte d’Olivia Billington) sont :


DELETERE, TERRE, EXTRAIT, PROLOGUE, GROTTE, OURS, GUERISSEUSE, ATMOSPHERE, VATICINATION et MARRI. 

jeudi, avril 09, 2020

Le château du Comte Dragmzk

Epuisé par un voyage de plusieurs jours sur des chemins escarpés et mal entretenus,  au dessus de profonds ravins, j’étais heureux de pouvoir faire étape au château du comte Dragmzk.

Je l’avais rencontré par hasard, alors qu’il venait de faire une mauvaise chute de cheval qui lui avait fait perdre pratiquement toutes les voyelles de son nom. Je tenais à l’époque une officine, et dans ces cas-là, c’est toujours là qu’on sonne.

Perché au sommet de la montagne des sept échos qui vous renvoyait le moindre hoquet comme un boomerang, le château du comte Dragmzk était particulièrement isolé et lugubre et n’incitait pas à iodler.

Après un frugal repas devant une gigantesque cheminée qui dégorgeait plus de vent et de fumée que de chaleur, un gnome bossu et unijambiste me conduisit à la lumière d’un chandelier et à travers un dédale de corridors et de galeries jusqu’à ma chambre aux dimensions de cathédrale. Elle était glaciale et tapissée d’armures et de trophées de chasse qui semblaient me surveiller de leurs yeux morts.

Je ne sais pourquoi, mais je ne parvenais pas à trouver le sommeil dans ce lit à cinq places et à baldaquin, qui, d’après les ragots, avait déjà bercé les rêves de Barbe-Bleue et de quelques unes de ses femmes. J’essayais de rassembler mes esprits tout en surveillant les ombres mouvantes dessinées par les pâles clartés de la lune qui rendaient les objets vivants autour de moi.

Je n’ai pas honte d’avouer que bien qu’étant en mode confinement, je broyais déjà une quantité assez considérable de noir, lorsque mon radar interne m’alerta sur un bruit de pas dans le couloir.

J’avais la gorge plus sèche que le désert de Gobi et je me mis à trembler et chair-de-pouler de tous mes membres. Un homme marchait dans le couloir. Il s’arrêtait par intermittences puis repartait en trainant la jambe. La résonance de son pas s’éloignait et s’amplifiait à nouveau.

Un instant, il s’arrêta devant ma porte. Il s’agissait fort heureusement d’une porte massive renforcée de ferrures et munie d’énormes verrous que j’avais tirés avec soin comme me l’avait demandé Dragmzk. D’un air mystérieux, il m’avait d’ailleurs formellement interdit de quitter ma chambre.

Alors que j’étais moi-même en état d’apnée depuis plusieurs minutes, me parvenait distinctement le bruit d’un soufflet de forge ou d’une locomotive à vapeur qui devait être la respiration asthmatique du monstre.

Une bulle d’épouvante remonta les sables mouvants de mon estomac et vint crever au fond de ma gorge. Je me recroquevillai sous mes draps qui prenaient des allures de linceul.

Finalement, je ne sais si je me suis endormi ou évanoui.

Le lendemain, les yeux bouffis de mauvais sommeil et pochés de fatigue, je rapportai les faits au comte Dragmzk qui lisait son journal, un quotidien que lui apporte chaque matin un corbeau dressé par le service des Postes & Volatils.

Il partit d’un rire indélébile - sans doute un rire de Chine - qui me fit l’effet du crissement de la craie sur un tableau noir.

Je vais vous présenter l’homme qui marche, dit-il enfin, lorsque le tableau fut entièrement recouvert.

« Igor, ici immédiatement » hurla-t-il d’une voix noire stabilotée de jaune.

Igor surgit dans l’instant et dans un bruit de locomotive essoufflée.

Il y avait dans son regard quelque chose de l’hyène, du tigre, du cochon, du cobra, de la sole frite et de la limace qui faisait songer à Jack l’Eventreur mettant au point les détails de son prochain crime.

Il tenait au bout d’une chaine un chien de couleur jaune qui grondait en permanence. Sans doute un croisement entre la bête du Gévaudan et le chien des Baskerville.

Igor est chargé de la surveillance du château. Son chien se nourrit des voyageurs égarés.



samedi, avril 04, 2020

La lettre d'un héros

Chers parents bien-aimés,

Déjà trois semaines de confinement, mais ne vous inquiétez pas, tout va bien. Pour Pâques, même les lapins en chocolat ont un masque sur le museau, et les gens font leurs courses habillés avec des sacs poubelle, mais tout va bien. Hier, je suis allé à la banque après m’être délivré un billet de sortie, et avec un masque sur la figure, mais je le répète, tout va parfaitement bien.

Vous allez être très fiers de moi. Ce qui n’avait paru possible à aucun membre de la famille, est cependant arrivé : je suis un héros.

Tout ceux qui prétendaient que mon courage était équivalent à mon intelligence parce que je n’avais pas le moindre soupçon, ni de l’un, ni de l’autre, en seront pour leurs frais.

C’est officiel : je sauve des vies en restant chez moi. On m’a même délivré un badge qui l’atteste sur les réseaux sociaux.

Et je suis certain d’en sauver plus que d’autres ne sauraient le faire, car j’ai bien conscience que la paresse a toujours été mon point fort. Je n’en tire aucune gloire, c’est un don.

Moi qui ai toujours été partagé entre des aspirations de grandeur et cet incoercible besoin de ne rien faire, me voici comblé.

Votre fils, ce héros bienheureux.




PS : Je me demande si le gouvernement a prévu la remise de médailles ou le versement de fortes sommes d’argent.

jeudi, avril 02, 2020

Le crocodile et la vérité

Un crocodile démesuré, monstrueux, dévorait tous les voyageurs qui tentaient de franchir le petit fleuve Ououi qui rejoignait dès la première ondée la mangrove baptisée Ounon par les autochtones.

La vie aurait pu être heureuse et fluide dans ce coin de paradis, cette oasis de verdure, mais à cause du monstre tout allait à vau-l’eau. Le sort avait placé l’animal dès sa naissance tout près d'un gué, et il accomplissait avec application son travail de vrai crocodile, engloutissant dans un plouf létal les imprudents et les téméraires.

Cependant, il entendait parler avec amertume de la mauvaise réputation qu'on lui faisait dans les parages. Des oiseaux, des poissons, lui rapportaient tout le mal qu'on disait de lui. On disait en particulier du crocodile qu'il ne connaissait pas la vérité. Ces racontars le peinaient et lui posaient problème. Il réfléchissait longuement, presque totalement enfoui dans la vase, tandis que les passants se faisaient de plus en plus rares (ils préféraient, et on les comprend, traverser ailleurs).

Un jour, en plein midi, il vit une femme radieuse et spitante s'avancer sur la berge et s'apprêter à franchir le gué. Aussitôt le monstre jaillit, ruisselant de vase, et se jeta devant la femme, la gueule ouverte.

La voyageuse s'immobilisa et cria de frayeur.
  • Connais-tu la vérité ? demanda le crocodile.
  • Oui, dit-elle.
  • Eh bien, si tu me dis la vérité, je ne te dévorerai pas.

La femme lui répondit presque immédiatement.
  • La vérité, c'est que tu vas me dévorer.

Alors le crocodile écarquilla les yeux et ouvrit un moment sa longue tête plate. Car il est vrai que la vérité, quand on l'entend soudainement laisse un moment désarçonné, la bouche ouverte et les yeux ronds.

Cette scène est représentée sur une aquarelle que j’ai pu admirer là-bas, sur place, et c’est pourquoi je suis en mesure de la décrire avec autant de précisions.


Lorsque le crocodile secoua sa gueule et reprit ses esprits, bien entendu la femme était déjà sur l'autre rive. 

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Il s'agit d'un conte indien aménagé pour satisfaire les consignes d'écriture des Zentre-Nous.
Les mots imposés par « Les Zentre-Nous » sont les mots de la Francophonie 2020 "Dis-moi dix mots" :
AQUARELLE, À VAU L'EAU, ENGLOUTIR, FLUIDE, MANGROVE, OASIS, ONDÉE, PLOUF, RUISSELER et SPITANT.




Une liqueur explosive

Monsieur Fandenschtrüükensheim avait la taille d’un fusil de chasse et était à peu près aussi bruyant. Ses colères ressemblaient à un mélange de trompettes de Jéricho et d’orgues déchainées. Je ne tardai pas à attraper un mal de tête qui partait de la plante des pieds et remontait tout le long du corps en empirant.

On ne sait par quel caprice ou sortilège, un des membres du trio avait cru apporter un peu de douceur à cette satanée liqueur en ajoutant une espèce de sucre en poudre qui était un écoeurant mélange de cookies et pâtisseries à la fraise.

Il l’avait certainement fait avec tout l’amour de son métier, mais l’effet fut radicalement opposé.


Pour apprécier tout le sel de la situation, on pourra lire la véritable histoire de la famille Fandenschtrüükensheim en suivant ce lien.





Les mots à placer sur le thème du Délice étaient : PÂTISSERIE, AMOUR, SUCRE, ORGUE, SEL, FRAISE, SORTILÈGE, CAPRICE, TRIO, FAMILLE, COOKIE, DOUCEUR et ECOEURANT.

Frédo

Excusez ma vulgarité, mais en découvrant la collecte 43 d’Olivia, j’ai immédiatement pensé à Frédo, un joueur de ukulélé, hurluberlu et fantasque, faiseur de logorrhées et de purées verbales, qui s’enlise dans de mauvais pastiches et s’imagine qu’il va séduire les filles épilées en leur mettant la main au panier avant le coucher du soleil.


Mais je vous raconterai son histoire une autre fois.

Contraintes :

Les mots imposés par « Des mots, une histoire » (43ème collecte d’Olivia Billington) sont :

HURLUBERLU, PASTICHE, S'ENLISER, EPILER, LOGORRHÉE, FANTASQUE, PURÉE, SOLEIL, UKULÉLÉ et PANIER. 

dimanche, mars 29, 2020

Le but ultime

Le but ultime avait été atteint. Incroyable ! Inimaginable ! Voilà si longtemps qu'on nous le faisait miroiter, et c'était toujours à recommencer, les échecs succédant aux échecs. Il était devenu, pour nos dirigeants, la priorité des priorités. Tous les moyens avaient été mis en œuvre pour l'atteindre. Il s'en inventait régulièrement. Toutes les recettes avaient été essayées, les boites à outils s'étaient succédées. On avait utilisé les grands moyens, mais ceux-ci n'ayant rien donné, on avait ensuite privilégié les petites mesures dont on espérait de grands effets. 

Aucune politique ne donnait les résultats escomptés. C'était devenu quelque chose d'obsessionnel pour les ministres qui jetaient l'éponge les uns après les autres et rendaient tous leur tablier. (Le commerce des tabliers et des éponges était devenu florissant.)

Puis, un jour, le but ultime fut atteint : il n'y eu plus aucun chômeur.
Chômage des jeunes : zéro ; population des 15-64 ans sans emploi : zéro ; Sous-emploi au sens du Bureau International du Travail : zéro ; Chômage longue durée : zéro, zéro, zéro. Quel que soit l'angle sous lequel les économistes, même les plus aigris, examinaient les statistiques, il ne leur était plus possible de déceler le moindre petit chômeur, fut-il le pire des paresseux.

Durant des décennies, on s'était obstiné à vouloir donner du travail à tout le monde, et l'on s'était progressivement rendu compte que cela était impossible. Les progrès des sciences et des techniques ne faisaient qu'empirer le mal. Le XX° siècle avait vu disparaître les métiers du siècle précédent, et tous les emplois créés au XX° siècle avaient disparu à leur tour. Ce que les hommes avaient fait deux fois, un logiciel le faisait à leur place la troisième fois.

Il fallait bien admettre qu'il existait une autre solution : la suppression totale du travail. Pas de travail : plus de chômeur.

La transition ne fut pas facile. Progressivement tous les travaux furent exécutés par des machines, lesquelles machines obéissaient à d'autres machines intelligentes. Les machines s'auto-entretenaient, s'auto-réparaient, s'autodétruisaient.

On en vint à interdire le travail, cause de toutes les dégénérescences intellectuelles et de toutes les déformations organiques. On remit à l'honneur les préceptes de Cicéron selon lesquels "Quiconque donne son travail pour de l'argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves". On étudia à nouveau les philosophes de l'Antiquité, Aristote, Phidias, Aristophane, qui enseignaient le mépris du travail, cette dégradation de l'homme libre. Bref, on referma des siècles de travail, de douleurs, de misères et de corruptions.


Cependant, quelques amoureux du travail se révoltèrent. Il y eu du travail clandestin, du travail au noir, du travail de nuit. Des associations d'hommes et de femmes cagoulés se retrouvaient dans les catacombes pour travailler. La répression fut terrible. Il y eu des rafles, et l'on envoyait les contrevenants par trains de fusées entiers, sur des planètes moins avancées où le travail le disputait encore à un chômage galopant. Leur seule distraction était alors la lecture d'un livre de Victor Hugo, celui où il affirme : "La noblesse se conquiert par l'épée et se perd par le travail ; elle se conserve par l'oisiveté".

jeudi, mars 26, 2020

Un Ecossais marrant

Je rentrais de Fishguard, un port du Pays de Galle non loin de Milford Haven. Le début de la traversée fut un peu agité en raison d’un grain qui nous surprit à la sortie du canal Saint-Georges, mais nous n’avions encore rien vu. D’épaisses nappes de brouillard nous enveloppèrent rapidement, et de violents remous vinrent agiter la mer qui se creusa au point qu’on aurait pu amarrer les passagers sur leur siège. 

C’est en ces pénibles instants que j’aperçus pour la première fois le capitaine Feargus Walker, un Ecossais qui, lorsqu’il n’était pas en service, se drapait dans un manteau encore plus écossais que lui. Il fixait l’attention à vingt mètres et il était alors impossible de détacher son regard de ce géant  à carreaux de sept pieds de haut.

Son allure imperturbable au milieu de passagers pris de panique, m’attira en sa compagnie. On voyait immédiatement que sous le rapport du pas-de-bilisme à outrance, c’était un gaillard de première force. Cette mâle assurance me plût et j’entamai un brin de causette avec lui sur le chapitre des vents et marées qui me parût être un sujet de circonstance.

Quelle déception, mes amis ! On ne saurait croire combien ces étrangers sont en retard sur notre époque. Ainsi, les marins écossais, le croirait-on jamais ! attribuent à une influence lunaire le phénomène des marées…

J’ai essayé de combattre cette bizarre superstition, mais rien n’y a fait. C’est avec l’expression grave et intense du coelacanthe que le capitaine Walker,  m’affirmait que c’était la lune qui régissait les marées et autres mascarets, me certifiant avec le plus bel aplomb que c’était elle, la lune, qui était à l’origine de leurs variations, hautes ou basses, leurs va-et-vient et oscillations. Cette croyance est, paraît-il, commune à beaucoup de gens de mer de son pays. 

Il ne voulait pas entendre que ce phénomène n’était qu’une question d’horaires pour se rendre à la plage. Impossible, non plus, de lui faire admettre que la syzygie était un monument funéraire et non je ne sais quel risible alignement de planètes !

Je n’ai pas insisté, car lorsqu’il s’emportait dans ses explications et descriptions, sa ressemblance avec un monstre marin s’accentuait subitement, et je sentais bien que son point d’ébullition était proche.

Hélas, mes amis, je n’ai pu l’arracher aux marécages sans fond de son ignorance, et j’ai du capituler.

A la mer comme à la mer !





Les mots à placer sur le thème de la Marée étaient : HORAIRES, VARIATION, REMOUS, HAUTE, LUNE, OSCILLATION, VA-ET-VIENT, VENT, MASCARET, PLAGE, BROUILLARD, GRAIN, SYZYGIE, BASSE




mercredi, mars 25, 2020

Le centième jour

Il était 23 heures 04 lorsque James-Hubert Bonissor de Sonbin sortit (aussi) de sa léthargie. La douleur l’empêchait parfois de dormir, mais fatigué de ressasser toujours les mêmes choses, de broyer toujours les mêmes idées noires, il s’était effondré de sommeil dans son windsor en cerisier sculpté, et au dossier de frêne orné de négresses nues aux multiples bracelets. Un siège qu’il affectionnait particulièrement au milieu de cette pièce étriquée et miteuse qui lui servait de bureau lorsqu’il n’était pas en exploration.

En effet, très tôt, il s’était amouraché de l’Afrique qu’il avait parcourue en tous sens, jusqu’à l’estuaire du Wouri, enfoncé jusqu’aux genoux parmi les serpents venimeux de toutes espèces et de tous calibres. Il n’était pas fragile à l’époque. Il avait échappé aux pumas mangeurs de pygmées et aux pygmées mangeurs d’hommes. Autant dire qu’il aurait pu mille fois passer de vie à trépas sans gros efforts de sa part. Mais au lieu de cela, il avait survécu et nous éreintait de ses histoires de chasses aux lions et de covoiturages.

Ah ça, il convenait lui-même qu’il avait vécu, et même bien vécu, mais avait de sérieux doutes quant à la continuation de cet état de fait. Il entendait le murmure de la faucheuse et avait l’air de quelqu’un sur le point de cracher son âme au diable.

James-Hubert était la douleur personnifiée. Sa peau ne formait plus qu’un linceul pour ses os et les parois de son estomac n’étaient plus ce qu’elles devaient être depuis bien longtemps.

À contre-cœur il se réveilla avec difficulté et secoua la tête, dérangeant plusieurs mouches qui abandonnèrent son exubérante tignasse. Enfin, il ouvrit la lumière dans son crâne.

James-Hubert prenait cruellement conscience que le monde n’était pas une plaisanterie. Il n’avait jamais éprouvé avec autant d’acuité l’impression d’être enfoncé jusqu’aux yeux dans les affres du confinement, et sur le point de couler sans laisser de traces. De jour en jour, son moral avait sombré jusqu’à atteindre des profondeurs vertigineuses. Il connaissait des abîmes d’ennui en ce lieu qui ne recevrait jamais la 4G, et s’était lassé de placer bout-à-bout l’extrémité des doigts de ses deux mains en regardant dans le vide.

Ses cellules ne se reproduisaient plus et son système digestif était périmé. Il imaginait ses derniers instants, rampant dans l’appartement à la recherche d’un quignon de pain, d’un vieux reste de courge séchée, ou de la gamelle du chat qui avait rapidement déserté ce lieu de détresse. Un troupeau de solutions radicales et définitives affluaient dans son cerveau lorsqu’il songeait à l’obscur pétrin dans lequel le Gouvernement s’apprêtait à le laisser tomber.

Tout homme moins bien trempé aurait hurlé à la mort en constatant que son espérance de vie était ramenée à celle d’un mineur du 19ème siècle, mais James Hubert-Bonissor de Sonbin se contenta de lâcher un profond soupir.

Sa priorité de l’instant était de satisfaire urgemment à des besoins naturels. Ses intestins pourris lui jouaient régulièrement des tours et il faisait de moins en moins confiance à ses sphincters. Il quitta ses négresses nues et se mit à la recherche d’une allumette pour s’éclairer à l’aide d’une chandelle. Les coupures de courant étaient de plus en plus fréquentes depuis que des bandes de prisonniers évadés terrorisaient la population en commettant des sabotages.

Il sortit à tâtons de son bureau, longea le piano, piétina la cinquième symphonie et sursauta en apercevant un inconnu qui s’approchait de lui dans l’obscurité ; un individu à la peau couverte de scrofules noirâtres, ratatinée et froissée comme du carton bouilli. Il sentit ses chaussettes le lâcher d’un coup et les cloisons se mirent à valser autour de lui.

A la faveur d’un rayon de lune, il réalisa que c’était son reflet dans le miroir du salon. De son regard de vache qui rumine, il fixa l’anamorphose de son visage transformé en crâne d’Hamlet surmonté d’un monticule de cheveux ébouriffés comme les plumes d’une poule effarouchée. Comment en était-il arrivé là en seulement cent jours de confinement total ? 

Il était 00h24 lorsque James-Hubert Bonissor de Sonbin utilisa la dernière feuille de son dernier rouleau de papier-toilette.

Contraintes :

Les mots imposés par « Des mots, une histoire » (42ème collecte d’Olivia Billington) sont :
ESPERANCE, PIANO, SECHER, COURGE, FEUILLE, COURAGE, TRANSFORMER, ANAMORPHOSE, SYMPHONIE et CERISIER. 


Les mots imposés par « Les Zentre-Nous » sont :
FEUILLE, BRACELET, S’AMOURACHER, LONGTEMPS, SOMMEIL, FRAGILE, COVOITURAGE, ESTUAIRE et MURMURE. 




vendredi, mars 20, 2020

Quatrième sur combien ?


Les mots à placer : SECURITE, JARDIN, CREATIVITE, NICHOIR, COCOONER, PROTEGER, COURIR, CLAQUEMURER, CABANE, PENSEE, BRAS et BON




Quatrième jour de confinement. Les mesures de sécurité se renforcent. Il va falloir se claquemurer pour se protéger de l’invisible ennemi. Ne plus courir sur la plage et se cocooner dans son nichoir ou sa cabane au fond du jardin quand on a la chance d’en posséder un. Mes pensées vont à toutes celles et ceux qui manquent de créativité, ne brodent ou ne tricotent pas, ne jouent pas, ne lisent pas, n’écrivent pas, ne dessinent ou ne peignent pas, et attendent une embellie, les bras croisés, devant leur poste de télévision.

Bon courage, les amis !

jeudi, mars 19, 2020

Le mystère de la vache qui rit

Pour corser l’exercice, j’ai cumulé deux séries de mots imposés, de deux sources distinctes, soit un total de dix-huit mots différents, le mot « Lumière » étant ma proposition commune aux deux.

- 41ème collecte d’Olivia Billington « Des mots, une histoire » : Printemps, Légèreté, Maternel, Manger, Candélabre, Lumière, Casse-couilles, Banc, Antisèche, Dévaliser et Contemplation.

- Collecte des « Entre-Nous » : Lumière, Coquelicot, Sauvage, Mystère, Enlacer, Apocalypse, Papillonner et Muguet


Le mystère de la vache qui rit

Par crainte de passer pour un casse-couilles ou pour un fou, j’ai longtemps hésité à vous raconter ce qui va suivre, mais il est des réalités trop lourdes à porter seul, des faits si invraisemblables qu’il faut en partager le mystère pour ne pas se laisser dévorer de l’intérieur.

C’était par une belle nuit étoilée de printemps, cette période de l’année qui précède l’apparition des premiers coquelicots mais où l’on trouve encore quelques brins de muguet

Nous conduisions le nonagénaire à l’hôpital (Voir 40ème collecte). Ce vieux coureur de jupons aimant papillonner, toujours passionné de candélabres des 16° et 17° siècles, s’était rendu chez une amie antiquaire dont il était secrètement amoureux et avait dévalisé sa boutique pour parvenir à ses fins. L’antique antiquaire n’avait pas eu que des gestes maternels envers lui, et, sans doute encouragé, il l’avait renversé sur un banc et traité avec beaucoup de légèreté, au point de l’enlacer… jusqu’à la contagion.

Donc, nous nous rendions à l’hôpital, munis de notre attestation de déplacement dérogatoire réglementaire, lorsque soudainement, la voiture fut brutalement stoppée, et une scène d’apocalypse se déroula sous nos yeux incrédules. Nous fûmes saisis par la contemplation d’un objet volant non identifié qui surgit devant nous et projeta un faisceau de lumière aveuglante sur une vache qui paissait tranquillement à proximité. La pauvre bête fut aspirée dans les entrailles de la machine qui la mangea toute crue.

J’ai trouvé le procédé pour le moins sauvage et j’ai noté le numéro d’immatriculation de l’engin sur la paume de ma main, comme une antisèche, afin de déclarer cet enlèvement à la gendarmerie.

Un brigadier m’informa le lendemain que l’OVNI avait restitué la vache qui, depuis, ne cessait de rire.




mercredi, mars 11, 2020

Le Virus

Ecrit pour "Des mots, une histoire", la récolte n° 40 d’Olivia Billington

Les mots à placer sont : Berlingot, repos, engorger, rivière, virus, bohème, marmoréen, aspérité et vernal

Le virus

Après nombre de marais et quantité de rivières qu’ils passèrent et que je vous passe, ils arrivèrent au petit matin. Ils avaient des allures de bohème lorsqu’ils descendirent de leur Berlingot après avoir roulé toute la nuit, sans repos, pour hospitaliser le nonagénaire. Celui-ci avait un visage marmoréen, avec sa tête chauve et pâle, et ses yeux saillants en groseilles à maquereau qui formaient deux aspérités vernales.
Il n’était pas seul. Il venait avec le virus qui allait bientôt engorger l’hôpital.