Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Pierre Piteur, Pépé pour les intimes. Je suis journaliste d’investigation et je travaille pour une grande chaîne de télévision étrangère qui me paye très généreusement pour enquêter à travers le monde sur les phénomènes paranormaux. Nous sommes une cinquantaine de journalistes sur ce créneau, mais en ce qui me concerne, je suis spécialisé sur l’envahissement de notre planète par les extraterrestres.
Le sujet est énorme. On dénombre en effet cent soixante dix milliards de galaxies dans notre univers observable. Aussi, je ne m’intéresse qu’aux Aliens venus de la galaxie du cigare. Cela vient sans doute de mon côté fumiste.
La galaxie du cigare fait partie de la Grande Ourse. Certainement la raison pour laquelle Paul-Henry — c’est mon patron — m’a signalé la dépêche parue dans le numéro de France Soir de mardi dernier. Un ours en peluche avait semé la panique devant la porte de la gendarmerie de Champagnole !
Paul-Henry m’a donné carte blanche pour en savoir davantage. « Pépé, tu balances ton rasoir, tu files à Champagnole et tu me ramènes tout ce que tu peux au sujet de cette affaire » m’a-t-il dit d’une voix qui me fit songer à un véhicule chargé de bidons vides lancé à toute allure sur un chemin caillouteux. J’ai vu à sa moustache vibrante, ses yeux tendus d’anxiété et ses sourcils agités de tics nerveux, que l’affaire était importante. Par contre, je n’ai pas compris pourquoi je devais balancer mon rasoir alors qu’il était neuf et avait à peine servi. Bah ! Mon salaire à cinq chiffres m’interdit toute discussion sur ces points de détails.
Dès mon arrivée dans les locaux de la police, j’ai rencontré le capitaine Y dont je tairai le nom par bienveillance, les propos qui vont suivre ne me paraissant pas à son avantage.
J’ai demandé à voir l’objet du délit. Quelle ne fut pas ma surprise en apprenant qu’il était enfermé dans un tiroir du bureau de l’adjudant-chef W.
L’adjudant-chef W, que je nomme ainsi pour la même raison que le capitaine Y, s’étonna de mon étonnement. Il me regarda comme un chiffre premier qui s’afficherait tout d’un coup avec une virgule. Il ne voyait en effet rien d’anormal à placer un ours en peluche dans un tiroir. Il ne comprit pas davantage ma question lorsque je lui demandai s’il était bien sûr qu’il s’agissait d’un ours en peluche.
J’ai vite réalisé qu’il était nécessaire de projeter sur le radeau en perdition de sa compréhension, la lumière profuse de quelques éclaircissements.
J’ai commencé par lui dire que les extraterrestres étaient sur terre bien avant nous, comme prévu par les modèles statistiques, mais qu’ils étaient repartis en voyant ce que devenait notre planète. Ils avaient détesté la mondialisation, l’odeur du patchouli et l’écriture inclusive. Ils avaient vomi, et après quelques ennuis mécaniques dans le désert de Roswell, avaient pris leurs podes à leur cou et n’étaient pas prêts de revenir.
Il accueillit ces explications par un rire moqueur.
Son ironie ne m’incommoda pas plus que ne l’aurait fait un bouchon de liège jeté par une petite fille sur la peau d’un hippopotame. Je voyais bien qu’il était un peu fragile du côté Q.I. Je lui ai donc précisé que l’on suspectait ces extraterrestres d’avoir laissé quelques observateurs sur place, pour rendre compte auprès des leurs de la rapidité de notre décadence, et que, parmi ceux-ci, on soupçonnait les ours en peluche.
Cette fois, l’adjudant-chef W éclata d’un énorme rire imbécile, en montrant impudemment ses dents gâtées.
Je ne cherche pas à être drôle, lui dis-je. Si je cherchais à être drôle, je vous aurais déjà fait attraper des convulsions depuis longtemps !
C’est à partir de ce moment-là, je crois, que sa jovialité affectée se coupa d’un fort doigt d’inquiétude, sans que je susse dire si c’était à mon sujet ou à celui des extraterrestres.
Réfléchissez un instant, poursuivi-je sans être certain que cela lui fût possible, on trouve des ours en peluche partout. On se confie à eux dès notre plus tendre enfance. Ils sont discrets et savent se faire oublier. ils ne font pas l’objet d’une surveillance particulière et on n’a jamais réussi à détecter les ondes qu’ils émettent. Voilà bien la preuve qu’ils sont plus forts que nous.
Le capitaine Y, rendu curieux par les éclats de rire de son subalterne, s’était approché. Il ajouta « C’est bien vrai, il y en a au moins trois ou quatre dans les chambres de mes enfants ».
Je renchéris : On croit se servir d’eux en y dissimulant drogues et bijoux pour passer la douane, mais c’est eux qui se servent de nous pour savoir ce qu’ils ne doivent pas faire. Ils nous épient, nous surveillent, nous scrutent, nous enregistrent. En un mot comme en cent, ils nous espionnent. Pas étonnant que l’on en trouve un devant la porte de votre gendarmerie. Vous avez immédiatement pensé à une bombe ou un explosif, et ne trouvant rien vous étiez rassurés. Voilà votre erreur ! Ils ont une mission à remplir et fouillent partout. Ils se déplacent sans que l’on s’en rende compte. D’ailleurs, les enfants passent leur temps à les chercher en croyant les avoir perdus.
Mais c’est exact ! opina l’adjudant-chef W qui commençait à être convulsionné des méninges. C’est ma foi vrai, c’est vrai, c’est bien vrai, ânonnait le capitaine Y.
Et pour finir, ils communiquent le résultat de leurs observations à l’au-delà, conclus-je brutalement, car je sentais bien que je prenais l’avantage.
Ah ! Dit le capitaine Y. au bord de l’apoplexie. Un mot court qui en disait long.
Ah ! Mais cela ne va pas se passer comme ça ! se reprit-il. Nous le tenons. Mon adjudant-chef, allez chercher le prévenu. Nous allons l’interroger. Nous avons les moyens de le faire parler.
L’adjudant-chef W ouvrit le tiroir de son bureau.
Il était vide.
Quelques jours plus tard, je me trouvais dans le bureau de Paul-Henry lorsque nous apprîmes que les ordinateurs de la gendarmerie de Champagnole avaient été piratés et que leurs données disparues étaient remplacées par l’image d’un ours en peluche.
Mais au fait, patron, pourquoi fallait-il que je balance mon rasoir pour mener cette enquête ?
Dans ta valise, Pépé, dans ta valise !
Bon Dieu ! Mais c’est bien sûr !
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