Au creux de sa paume, l’objet brillait. Tant d’efforts pour enfin l’obtenir… Quelle satisfaction ! Tout le monde ne pouvait pas en disposer. Il fallait montrer patte blanche. Et des « pattes blanches », il n’y en avait pratiquement plus, là où Paul se trouvait. Tout était pourri sur la planète bleue qui n’en avait plus que le nom. Pour la quitter il fallait obtenir l’objet. Sans lui, vous étiez condamné à vous battre pour survivre, dans les rues où la peur écarquille les yeux, où les gens parlent seuls, et dorment sur le bitume. Ces rues où les overdoses tuent plus que toutes les autres maladies. Ces rues qui font office d’hôpital psychiatrique car plus personne n’est apte à gérer quoi que ce soit ni soigner quiconque.
Lorsqu’on parlait de l’objet, tout le monde savait de quoi il s’agissait. Les yeux se mettaient à briller, traversés par une lueur d’espoir de le posséder un jour afin de quitter les zones grises, celles des sous-hommes condamnés à végéter dans un monde délabré sans avenir. C’était une sorte de bague, un anneau comparable à l’anneau Unique, l’anneau de pouvoir, le « Précieux » convoité par Gollum. C’était « l’OBJET ». Et cet objet, Paul l’avait enfin au creux de sa main. Il le possédait et avec lui une somme d’informations incommensurable dont il allait pouvoir disposer en permanence, selon son bon vouloir. Il était naturellement connecté à son smartphone, son Apple Watch et des Ray-Ban qui lui permettaient de filmer ce qu’il voulait quand il voulait, mais ses capteurs allaient également lui assurer son équilibre hormonale, vasculaire et diététique. L’objet le renseignerait sur son activité, ses efforts, ses besoins alimentaires, son repos dont il détaillerait les périodes, sommeil léger, profond ou paradoxal. Paul était content.
Paul se rend il compte que plus l’Intelligence Artificielle progresse, plus il est connecté et collecté ? Plus il est digéré, dirigé, dépendant ? Bien sur qu’il s’en rend compte, mais depuis que les machines s’auto-gèrent, elles ne lui laissent guère le choix. S’il n’est pas un humain « augmenté » il sera « déclassé ».
Tous lui ont affirmé que « l’Objet » allait lui permettre de s’émanciper, qu’il allait pouvoir en faire un partenaire et un ami, mais comme la grande majorité des humains il craint de se laisser instrumentaliser. C’est tellement plus confortable. Comment faire pour que « l’Objet » omniprésent ne devienne pas omnipotent ? S’il pouvait le paramétrer à sa guise, ce serait différent, il en obtiendrait la maitrise, au moins partielle, mais cela n’est pas envisageable. Il n’en a ni la capacité intellectuelle, ni la dextérité pratique. Il est donc en condition de dépendance, voire d’addiction. Comme tout humain, il est surtout doué pour s’auto-aliéner et obéir.
Paul se sent incapable de faire de cette Intelligence Artificielle une Intelligence Amie, incapable de faire de « l’Objet » un outil à son service. Il se sent davantage esclave de « l’Objet » qui lui fera perdre la face et la place. Il a peur de ne plus comprendre, d’être dépassé, largué, remplacé. Avec l’« Objet » il a peur de posséder quelque chose d’infiniment plus intelligent que lui, le condamnant à la soumission. C’est que depuis quelques années tout a été rapidement délégué à l’« Objet ». Celui-ci ou d’autres. Sa sécurité, ses habitudes, ses déplacements, et même son autonomie. L’« Objet » ne dépend pas du bon ou du mauvais usage qu’il peut en faire. Il ne vise que l’efficacité et la rentabilité. Il transforme le monde et il sera impossible à Paul de se comporter comme s’il n’existait pas. Mais que se passera-t-il quand parler deviendra la moitié du temps parler avec une machine ?Saura-t-il encore écrire ses propres lettres sans les paraphraser à partir d'un modèle ? Saura-t-il encore argumenter ou finira-t-il par laisser les machines s'expliquer entre elles ?N’allait-il pas perdre sa puissance de vivre et d’agir par lui-même ? N’allait-il plus pouvoir devenir ce qu’il veut ?
Mais sait-il seulement ce qu’il veut ?
Cet objet qu’il a au creux de sa paume et qui lui a demandé tant d’efforts pour l’obtenir, lui brûle à présent la main. Et pourtant, il ne servirait à rien qu’il s’en sépare.