Je pourrais vous énerver en décrivant le caractère de ce meunier abstème qui, à l'auberge, après avoir bâfré goulûment, excellait à négocier sans faiblesse et avec patience son fricot pour trois fois rien ; mais ce serait manquer de courage de ma part, fuir mon rôle de vecteur de bonne humeur, et étreindre Dame Paresse avec son poil dans la main.
Je vais donc faire un effort et vous parler de la rentrée puisqu’il me restait ce dernier mot à placer*.
La rentrée me rappelle la plume sergent major. On ne finassait pas longtemps avec la plume sergent major. Il fallait lui obéir et faire les pleins et les déliés comme elle l’exigeait. À défaut, c’était le pâté assuré, la giclure, le dérapage ou la glissade incontrôlée sur le papier glacé.
Il ne fallait pas davantage la charger d’encre exagérément. La plume sergent major aime la légèreté. Elle se déleste rapidement sur votre cahier de la goutte excédentaire.
Écrire nécessitait par conséquent de nombreuses allées et venues de la plume entre le cahier et le petit encrier en verre ou en porcelaine blanche enchâssé dans le trou aménagé à cet effet à l’angle droit du bureau d’écolier.
Les premières lettres sont toujours bien grasses, et nécessiteront tôt ou tard la salutaire intervention du buvard. Puis, rapidement, les suivantes sont de plus en plus pâles jusqu’à devenir exsangues. Bientôt ne subsiste plus que la trace des deux pointes de la plume. Il faut la recharger en belle encre violette – avec modération - afin d’écrire quelques mots supplémentaires.
Pour ne pas imprimer ce que l’on vient d’écrire sur la paume de sa propre main ou lorsque l’on va tourner la page, l’intervention du buvard est obligatoire. Son maniement demande, lui aussi, beaucoup d’agilité et d’adresse.
Appliquer le buvard trop fortement sur l’encre risque de l’étaler autour de la ligne et de créer une brume violette sur le sujet, le verbe ou le complément. La plus grande retenue est de mise, et si le plein de la lettre est trop frais, il est recommandé d’utiliser un coin du buvard pour éponger les excès. Les déliés appellent moins de précautions mais ils sont si proches des pleins qu’on ne peut les ignorer totalement lors du traitement.
Tirer un trait sur le cahier à l’aide de la plume sergent major et la règle en bois exige un œil vif, une main sûre, du sang froid et une grande maîtrise de soi. Il convient, en effet, de maintenir un espace constant et régulier entre la plume et la règle. À défaut, l’encre en profitera pour inonder la règle ou, bien pire, s’infiltrer entre celle-ci et la feuille de papier.
Pour ne pas vous lasser davantage, je repose la plume dans le plumier. Mais attention ! L’encre sèche sur la plume et l’encrasse. L’usage du petit chiffon pour nettoyer la plume sergent major après la pose du point final est par conséquent fortement conseillé.
Toutes ces tracasseries expliquent la préférence de Gustave Flaubert pour la plume d’oie. Ces exercices de tortures ne sont plus pratiqués que par les amoureux de calligraphie.
Aucun doute, le passage de la plume sergent major au clavier d’ordinateur - en passant par le stylo à bille – fait partie des évolutions les plus spectaculaires vécues par les baby-boomers devenus… les boomers.
*Les mots placés dans les deux premiers paragraphes :
Les petits cahiers d’Emilie sur le thème de la FORCE : EFFORT, RENTRÉE, PATIENCE, COURAGE, FAIBLESSE, CARACTÈRE, POIL, VECTEUR, RIEN, ÉTREINDRE, EXCELLER et ÉNERVER.