mardi, décembre 12, 2023

Les sens de Thérèse Benthine

 

Tout fait sens m’avait-on dit. J’avais alors commencé un texte, mais ça partait dans tous les sens. J’évoquais même la hausse du prix de l’essence. C’est vous dire ! Utiliser le mot sens dans tous les sens du terme, ce n’est pas si simple. Il faut garder son bon sens et respecter le sens des mots. Sinon tout devient rapidement insensé.


J’ai donc choisi d’orienter mon récit dans quatre directions et de m’aider pour cela d’une boussole, car selon certaines affirmations de personnes qui se disaient bien renseignées, cet instrument permettait d’aller dans le sens souhaité. Fichtre non ! Foutaise et non-sens ! En réalité, la boussole est une espèce de montre qui indique toujours midi et demie, et puis, même en admettant qu’elle indique le Nord, c’est idiot puisque tout le monde préfère le Sud. J’y ai donc rapidement renoncé. Ou bien je l’ai perdue, je ne sais plus. J’étais déboussolé et n’étais guère avancé. Vous savez ce que l’on ressent dans ces cas-là. J’étais sens dessus dessous. Je suis quelqu’un de sensible.


Touchée par mon infortune, une âme charitable m’a indiqué une baraque, une sorte de bazar situé au fond d’une impasse, qui s’appelait « Au sixième sens ». C’était une vendeuse de sens, dont la boutique était un véritable capharnaüm labyrinthique dans lequel on était sensé trouver tous les sens que l’on désirait. La propriétaire répondait au nom prédestiné de Thérèse Benthine et le moins que l’on puisse dire est qu’elle avait le sens de l’accueil et de l’hospitalité.


— Cher client, si vous cherchez du sens, vous êtes au bon endroit. C’est pour offrir ? me demanda-t-elle, alors que je venais à peine de franchir le seuil de son échoppe.


Je ne comprenais pas bien le sens de sa question, mais je lui répondis cependant que c’était pour moi personnellement, pour ma propre vie.


— Ah, Vous cherchez à donner un sens à votre vie, comme la plupart de mes clients d’ailleurs. Comme disait Sartre, La vie a un sens, si l’on veut bien lui en donner un. Et bien, servez-vous. Le magasin est en libre service, et pour ne pas vous perdre, prenez un sens de l’orientation là, au bout du comptoir. Vous en aurez besoin car la boutique est vaste. Ils sont offerts par la maison. Je ne tiens pas à perdre ma clientèle, conclut-elle dans un rire argentin. Elle avait le sens de l’humour en plus du sens des affaires.


L’endroit était en effet constitué d’une multitude de hauts meubles aux multiples tiroirs, qui formaient des allées étroites dans lesquelles il était cependant possible de se déplacer à double-sens, et qui se croisaient de temps en temps. Chaque tiroir renfermait un sens particulier. Il y en avait des centaines. Peut-être des milliers. Moi qui pensais que nous n’avions que cinq sens, j’étais très surpris. Sur les étagères du haut, il y avait les sens interdits dans des tiroirs fermés à clé. Comment allais-je trouver le mien ? Ma vie n’avait besoin que d’un seul, mais il me fallait trouver le bon.


Le début de mes recherches fut difficile. La vue de tous ces tiroirs m’excitait autant qu’elle m’intriguait. Je visai d’abord un tiroir sensé contenir le sens de l’histoire. En voulant l’attraper, je n’ai pas vu une marche et n’ayant pas le sens de l’équilibre, je suis tombé sous le sens. Je ne sais pas s’il vous est déjà arrivé de recevoir le sens de l’histoire dans la figure. Et bien je peux vous dire que c’est lourd de sens.


Mais passons.


Je ne vais pas vous énumérer tous les sens que j’ai découverts. Il y avait des organes des sens et des rangées entières de sensualités. Il y avait les sens corporels, les sens sociaux ; le sens de la parole, de la pensée, de la chaleur, de la famille ; le sens d’autrui et le sens moral ; le sens pratique et le sens critique. Il y avait des sens propres, des sens figurés et aussi des sens contraires…


Parmi les originalités, il y avait des sens du détail, particulièrement minuscules, et des sens insaisissables. Il y avait aussi un sens unique très onéreux, la rareté en faisant le prix.


Au croisement de deux allées, j’ai trouvé une corbeille à papiers pleine de sanscrits. Ils n’avaient en effet pas leur place ici. Sans doute une erreur de livraison.


Je me suis étonné, auprès de Thérèse, de quelques tiroirs vides. C’est comme cela que j’ai appris qu’il existait des raffineries de sens et que certaines d’entre elles étaient en grève…


Mais passons.


Tous ces sens me donnaient le tournis. Trop de choix ne facilite pas la décision. Quel sens allais-je donc bien pouvoir donner à ma vie ? Devant ma perplexité Thérèse Benthine jugea nécessaire de me venir en aide. Elle plongea sa main dans un coffre placé juste derrière elle, près de la caisse. Il était plein de sens communs. Elle m’en tendit un en m’affirmant que depuis Aristote il avait fait ses preuves. Certes, il ne mettait pas en valeur l’individu, mais le mettait à l’abri des fanatismes. On le nommait parfois le « gros bon sens » et on pouvait l’adopter sans réfléchir.


Je n’étais pas tout à fait convaincu mais je le pris tout de même. Elle me dit qu’elle était obligée d’ajouter un sens obligatoire. Une TVA sans doute.  La note était salée !


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