mardi, décembre 12, 2023

Entrée à l'EHPAD

 

— Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! Docteur, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? cette entrée en EHPAD ? cet asile de malades ?

Le docteur m’a dit : « Faut pas exagérer non plus, c’est juste une petite fuite urinaire, somme toute assez banale à votre âge ». Et puis, cet asile de malades, comme vous dites, est une sympathique garderie médicalisée pour personnes âgées. C’est tout de même mieux que de se faire abandonner dans une station service, vous ne trouvez pas ? »


Ils disent tous cela. Ils présentent les choses à la rigolade, et lorsque vous plongez dans les abimes de la vieillesse — car vous finirez par plonger, ne vous leurrez pas — Et bien, ils vous mettent à la maison de retraite « Ce n’est qu’un au-revoir ». Même le nom est faux ! Tout est faux dans ces maisons là. Moi, je vous le dis : Ne vieillissez pas ! Cela n’apporte aucun avantage ; ni noblesse, ni sagesse, ni tranquillité ! Rien. Comme beaucoup d’autres avant moi, je vais devoir me résoudre à mourir de maladie ou de tristesse, faute d’avoir le courage ou la dignité de me jeter par la fenêtre ou sous les roues du TER. Dès l’approche de la décrépitude, il faudrait quelqu’un pour nous donner le coup de grâce et nous ôter de la circulation, dans l’intérêt du bien public.


J’ai été reçu par le Directeur de l’établissement, un charmant jeune homme qui avait une mine qui lui aurait valu de rafler tous les prix au concours de croque-morts. Il m’a présenté le réfectoire et les couloirs sous leur meilleur jour, c’est à dire pendant la sieste des pensionnaires. A part quelques hurlements lointains, je n’ai rien remarqué de bizarre ce jour-là.


Non, ma véritable visite, je l’ai faite avec Momo, un résistant qui ne désespère pas de prendre le maquis un jour. J’ai fait sa connaissance au réfectoire devant une portion de Royal Sénior servie dans une barquette en plastique. Il flottait dans l’atmosphère surchauffée une odeur de soupe aux choux, une sorte d'exhalaison d’humanité croupissante. Me voyant renifler avec circonspection, il m’a dit que lui aussi avait cru, au début, que tous les sièges étaient équipés de coussins péteurs. On a rigolé et on a voulu trinquer, mais deux types avec des bavoirs qui trinquent avec des verres-canards remplis d’eau tiède, ce n’est pas très festif. Son visage est passé en une fraction de seconde du plaisant au sévère et il m’a dit : «  Quand on prend son pied ici, c’est toujours pour se couper les ongles. Celui qui était quelqu’un avant d’arriver n’est plus personne et celui qui n’était rien — selon les critères homologués du Président de la République — devient moins que rien. Ici, il n’y a que des imbéciles devenus vieux ou des vieux devenus imbéciles qui rêvent encore en francs. On est tous des oubliés, des vulnérables, des cobayes, des tests pour les vaccins anti Covid. On parle devant nous comme si nous n’étions pas là. Nous n’existons déjà plus. Il faut s’habituer aux murs lisses avec leur rampe en bois et aux horaires terrifiants, calculés pour nous fourguer au lit le plus vite possible. Au toilettage, ils changent les couches…»


J’interrompis son énumération des douze plaies de l’EHPAD. — Il n’y a donc aucune distraction ? demandai-je.


— Oh si, bien sûr ! dit-il avec l’apparence d’une âme désespérée. Le mercredi, il y a Philippe, le réanimateur des inanimés. Mais cela a ses limites. Il nous fait toujours les mêmes sondages : Évaluez votre séjour sur terre. Le recommanderiez-vous a un ami ? …On connait toutes les réponses.

Ce qui est plus drôle, par contre, ce sont les courses de fauteuils roulants dans les couloirs. Les infirmières sont de moins en moins nombreuses et de plus en plus pressées. Une fois, il y en a une qui avait chaussé des patins à roulettes. Hélas, il y a de moins en moins de compétitions. Le Directeur craint une inspection. Et puis il y a eu des accidents. Vous auriez vu la tête à Madeleine. D’ailleurs elle ne s’en est pas totalement remise. Venez avec moi. On va aller la voir.


Madeleine était assise à côté de son déambulateur, avec un bavoir autour du cou, dans un réfectoire annexe sans fenêtres, éclairé par un néon à la lumière crue. Elle était seule devant une assiette de poisson et de pommes de terre écrasées. Elle avait droit à un régime spécial mais n’avait rien mangé. D’ailleurs, elle avait déjà retiré ses dents. Sa bouche était rentrée pour la nuit.


À notre arrivée, ses paupières se soulevèrent péniblement, libérant un regard de banquise. Son visage cadavérique était vide de toute expression. D’interminables et angoissants points de suspension se glissèrent entre nous, envahissant l’espace de leur perfide silence.


Soudain, ses yeux s’accrochèrent à moi comme du fil de fer barbelé, comme à une bouée de sauvetage.


Elle susurra d’une voix qui faisait penser à une fuite de gaz, une voix pâle comme sa face : « J’ai terriblement besoin de faire pipi ». Une façon de dire que c’était trop tard.


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