Peu avant la fin de notre séjour à la montagne, nos réserves étaient épuisées. Nous avions sous-estimé l’appétit de nos skieurs qui s’empiffraient comme des ténias au régime depuis des semaines. J’ai donc proposé à Pierre-Emmanuel de Bord de m’accompagner au magasin d’alimentation pour reconstituer nos provisions.
— Impossible, me dit-il, je suis interdit de file d’attente.
Je devais avoir une expression semblable à celle que j’ai surprise sur la face d’un poisson au Grand Aquarium de Saint-Malo.
— Ça n’est pas une blague, affirma Pierre-Emmanuel, je ne dois jamais me mettre dans une file d’attente, or les magasins d’alimentation en sont farcis.
Je connaissais pas mal d’interdits en ce bas monde, j’en avais même éprouvé les conséquences depuis ma plus tendre enfance, mais c’était bien la première fois que j’entendais parler d’interdit de file d’attente ! Je connaissais les interdits de jeux, les interdits de casinos, les interdits bancaires, et même les interdits alimentaires.Je savais qu’il existait aussi des interdits sociaux ou culturels. Dans quelle catégorie devait-on placer l’interdit de file d’attente ?
— J’ai déjà été verbalisé pour avoir voulu transgresser cet interdit, crut bon d’ajouter P.-E. de B. J’avais bloqué une caisse toute la journée. Je figure sur une liste noire avec ma photographie diffusée dans tous les magasins, toutes les compagnies d’autoroutes, et bien d’autres lieux encore. Il suffit que je m’approche d’une file d’attente pour que les codes-barres ne fonctionnent plus, que les références des articles des personnes devant moi disparaissent. Le plus souvent, elles ont oublié ou perdu leur carte bancaire. Je porte l’oeil. Je suis un porte-poisse. J’ai subi tous les IRM et scanners possibles pour déterminer l’origine du mal. En vain.
J’avais entendu parler de la théorie de la file d’attente. C’est une théorie mathématique relevant du domaine des probabilités, mais il me semblait que Pierre-Emmanuel vivait dans l’illusion de la malchance, qu’il souffrait du syndrome de Calimero. J’avais lu Spinoza qui décrit « l’illusion des causes finales » qui consiste à croire que ce qui nous arrive est dû à une intervention divine ou au destin.
— Je te jure que je ne pratique pas la sorcellerie, précisa-t-il, devinant mes pensées. C’est ainsi, chaque fois que je m’approche d’une barrière de péage, les automobilistes font tomber leur monnaie sous leur voiture et ne peuvent plus ouvrir leur portière. Ou bien ils ont le bras trop court, ou bien leur carte bancaire est démagnétisée. Parfois même, ils tombent en panne. Il faut reculer. Les voitures sont bloquées. Je suis la bête noire de Bison futé. Les services de sécurité routière m’ont retiré mon permis d’autoroute. Je suis la hantise des services des urgences dans les hôpitaux. On me prête des pouvoirs maléfiques. On m’accuse de désorganiser le Pays !
Ils m’ont inscrit en caractères gras dans la loi de Murphy : « Là où Pierre-Emmanuel de Bord se trouve, toute file d’attente se fige ».
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