lundi, février 23, 2009

Le silence de la bibliothèque

Bien qu’il soit d’or, il m’est difficile de mettre le silence et les bruits qui l’occupent au rang de mes meilleurs souvenirs.

Je somnolais sur un livre en ce jour de canicule.

Il régnait dans la bibliothèque du château un silence de sépulcre que seul troublait le bruit assourdissant des pages lues que l’on tourne.

Dehors, le même silence oppressant des arbres au feuillage immobile. Nous étions au cœur de l’été et il faisait une chaleur accablante sans le moindre souffle d’air.

Soudain, je perçus des effluves de sudations pédestres.

Je levai les yeux de mon livre.

Ils étaient devant moi, sortis de nulle part, en robe de bure, comme deux bénédictins aphasiques ayant fait vœux de silence. Le genre de silence qui vous glace les orteils et vous envoie des frissons le long de l’épine dorsale. En les voyant, ce fut comme si j’étais vautré sur une chaise électrique désaffectée que l’on aurait soudainement rebranchée.

Il y avait dans leur personnalité quelque chose qui paralysait les cordes vocales et transformait votre cerveau en fromage de tête.

Le plus petit des deux avait une tête à manger du verre pilé et à porter des fils de fer barbelés en guise de chemise. Maigre et blanc comme un vieil os, il y avait sur sa figure ridée comme une toile d’araignée une expression de dédain ironique.

L’autre avait l’air de quelqu’un qui, s’il n’avait pas vraiment l’écume aux lèvres, était sur le point d’écumer pour moins que rien. Il avait une grosse tête chauve et pâle, et ses yeux étaient froids, durs et sardoniques. Son aspect faisait penser à quelque esprit qui aurait erré des siècles dans les caves inhospitalières du château. Un rictus permanent de répulsion tordait l’expression horrifiée de son visage.

Dans une réunion de gens normaux, leur apparence aurait immédiatement suscité de nombreux commentaires.

L’entretien s’ouvrit sur l’un de ces longs silences pesant comme si tout le monde avait oublié sa première réplique. En fait, personne n’éprouvait le besoin de dire quelque chose et il ne paraissait pas utile de commencer.

Le mangeur de verre pilé posa devant moi le livre qu’il tenait sous son bras et l’ouvrit précautionneusement à la page cent vingt-trois avec la minutie d’un démineur.

Mes yeux se posèrent sur le livre ouvert avec l’application et la concentration d’un cueilleur de champignons.

La cinquième ligne et les cinq suivantes étaient soulignées à l’encre rouge.

De nouveaux points de suspension angoissants se glissèrent entre nous et meurtrirent mes oreilles d’un nouveau mutisme plus long et plus perfide que le précédent. Un silence lourd de pensées, de perplexité et d’incertitude.

J’esquissai cette sorte de faible sourire que les gladiateurs romains adressaient à l’empereur avant d’entrer dans l’arène, si le sourire des gladiateurs entrant dans l’arène était bien ce que je pense.

L’homme aux fils de fer barbelés me gratifia du regard suffisant et narquois de celui qui vous expédie sans état d’âme dans les ténèbres de l’au-delà, où tout n’est que lamentations et grincements de dents.

Quant à l’ectoplasme transpirant des pieds, il souleva seulement le sourcil droit d’un air de blâme, en ouvrant une bouche édentée et sans voix, libérant une vivifiante haleine de marée.

Après cette accumulation de silences successifs, je tombai dans une profonde rêverie durant laquelle les bénédictins aphasiques disparurent comme ils étaient venus.

L’ouvrage était toujours là, ouvert à la page cent vingt-trois.

Pas de doute possible : Je m’étais fait taguer.

Je ne retrouvai l’usage de la parole que beaucoup plus tard.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

tu es en forme :)

Quichottine a dit…

Personnellement, j'adore !

... mais je reviendrai !

Ut a dit…

Superbe! Tu ne dois pas t'ennuyer souvent avec toi-même!
Merci pour ces voyages... je ne vais pas tout ingurgiter aujourd'hui: demain j'ai à faire; pas à rêver.
Douce nuit .

Solange a dit…

Il y avait de quoi rester sans voix.