lundi, janvier 16, 2023

Le dossier Eakins


Au début de l’année 1888, le commissaire Moifaure m’appelle et me dit avec un sourire en coin, Lajoie, vous avez bien mérité un peu de repos après avoir résolu si brillamment l’affaire du Père Mato. Je savais que sans le dire il pensait « zoïde » car son sourire s'élargit et ses dents jaunes émirent une lueur blafarde dans la pénombre de son bureau.


Moifaure ! proposer du repos à l’un de ses collaborateurs ! ça ne s’était encore jamais vu. La surprise était de taille. Je me suis permis de soulever un sourcil de quelques millimètres. Il s’en aperçut et précisa immédiatement : Ne rêvez pas Lajoie, je ne vous envoie pas aux Baléares, je veux seulement vous confier une mission peinarde. Il s’agit d’enquêter sur Madame Susan Macdowell Eakins. Voyant mes sourcils continuer leur ascension, il ajouta : C’est la femme de Thomas Eakins. Vous savez bien, ce peintre, cet ancien professeur à la Pennsylvania Academy qui a dû démissionner après de multiples accusations d’indécence liées à ses pratiques d’enseignement sur le nu artistique. Il donnait des cours d’anatomie masculine aux dames, si vous voyez ce que je veux dire.


Je m’attendais à une affaire de moeurs mais il n’en était rien. Il posa devant moi une lettre reçue la veille de Madame Eakins, une sorte d’appel au secours ainsi rédigé :


Philadelphie, le 19 janvier 1888. Cher commissaire et ami, cher Nick. Je garde le meilleur souvenir de notre rencontre lors du dernier voyage de mon mari en Europe. Je fais appel à vous car c’est précisément de lui que j’aimerais que vous me délivrassiez. Depuis notre mariage en 1884 auquel il n’a consenti que pour se servir de moi comme modèle nu pour ses cours d’étude de la vie à l’académie, il a entamé une toile me représentant en compagnie de notre chien Setter. En fait, c’est essentiellement la robe bleue qu’il m’a offerte qu’il voulait étudier en peinture,. Il s’intéresse davantage au drapé de celle-ci qu’à la finesse de mes traits. Je dois poser des heures et cela dure depuis quatre longues années. Quand cela cessera-t-il ? C’est de l’esclavage. Sans cesse interrompu par ses nombreuses activités, et en particulier la photographie, ce supplice n’a pas de fin. Pourtant, je l’ai soutenu pour sa carrière, même lorsque sa famille s’opposait à ses pratiques libidineuses. Les choses se sont aggravées lors de sa démission forcée de l’académie des Arts. Je résiste du mieux possible grâce à la lecture durant les séances de peinture, mais la folie me guette. Pouvez-vous intervenir ? Lui faire comprendre que ce harcèlement est condamnable ? Je compte sur vous comme vous pouvez compter sur mon éternelle reconnaissance. Signé Susan.


Je suis allée à Philadelphie. Le voyage fut agréable. De véritables vacances. Je m’attendais à découvrir une oeuvre monumentale. En fait, la toile ne faisait que cinquante huit centimètres par soixante seize. Il faut croire que j’ai trouvé les mots justes pour convaincre Monsieur Eakins de mettre un terme aux souffrances de son épouse. Il l’acheva définitivement l'année suivante. Pas l'épouse, la toile. C’est tout de même une parfaite réussite et je ne serais pas étonné qu’elle finisse au Metropolitan Museum of Art de New York.







 

1 commentaire:

Adamante Donsimoni a dit…

Voilà ce qu'est la compassion. Je repars avec le sourire.