Le but ultime avait été atteint. Incroyable ! Inimaginable ! Voilà si longtemps qu'on nous le faisait miroiter, et c'était toujours à recommencer, les échecs succédant aux échecs. Il était devenu, pour nos dirigeants, la priorité des priorités. Tous les moyens avaient été mis en œuvre pour l'atteindre. Il s'en inventait régulièrement. Toutes les recettes avaient été essayées, les boites à outils s'étaient succédées. On avait utilisé les grands moyens, mais ceux-ci n'ayant rien donné, on avait ensuite privilégié les petites mesures dont on espérait de grands effets.
Aucune politique ne donnait les résultats escomptés. C'était devenu quelque chose d'obsessionnel pour les ministres qui jetaient l'éponge les uns après les autres et rendaient tous leur tablier. (Le commerce des tabliers et des éponges était devenu florissant.)
Puis, un jour, le but ultime fut atteint : il n'y eu plus aucun chômeur.
Chômage des jeunes : zéro ; population des 15-64 ans sans emploi : zéro ; Sous-emploi au sens du Bureau International du Travail : zéro ; Chômage longue durée : zéro, zéro, zéro. Quel que soit l'angle sous lequel les économistes, même les plus aigris, examinaient les statistiques, il ne leur était plus possible de déceler le moindre petit chômeur, fut-il le pire des paresseux.
Durant des décennies, on s'était obstiné à vouloir donner du travail à tout le monde, et l'on s'était progressivement rendu compte que cela était impossible. Les progrès des sciences et des techniques ne faisaient qu'empirer le mal. Le XX° siècle avait vu disparaître les métiers du siècle précédent, et tous les emplois créés au XX° siècle avaient disparu à leur tour. Ce que les hommes avaient fait deux fois, un logiciel le faisait à leur place la troisième fois.
Il fallait bien admettre qu'il existait une autre solution : la suppression totale du travail. Pas de travail : plus de chômeur.
La transition ne fut pas facile. Progressivement tous les travaux furent exécutés par des machines, lesquelles machines obéissaient à d'autres machines intelligentes. Les machines s'auto-entretenaient, s'auto-réparaient, s'autodétruisaient.
On en vint à interdire le travail, cause de toutes les dégénérescences intellectuelles et de toutes les déformations organiques. On remit à l'honneur les préceptes de Cicéron selon lesquels "Quiconque donne son travail pour de l'argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves". On étudia à nouveau les philosophes de l'Antiquité, Aristote, Phidias, Aristophane, qui enseignaient le mépris du travail, cette dégradation de l'homme libre. Bref, on referma des siècles de travail, de douleurs, de misères et de corruptions.
Cependant, quelques amoureux du travail se révoltèrent. Il y eu du travail clandestin, du travail au noir, du travail de nuit. Des associations d'hommes et de femmes cagoulés se retrouvaient dans les catacombes pour travailler. La répression fut terrible. Il y eu des rafles, et l'on envoyait les contrevenants par trains de fusées entiers, sur des planètes moins avancées où le travail le disputait encore à un chômage galopant. Leur seule distraction était alors la lecture d'un livre de Victor Hugo, celui où il affirme : "La noblesse se conquiert par l'épée et se perd par le travail ; elle se conserve par l'oisiveté".