Lorsque
nous avons fait le tour de la Gaspésie, durant l'automne de l'année 2012, la
patronne du "Château de la Terrasse",
notre hôtel à Québec, nous avait chaudement recommandé de faire étape à
l'auberge du Mange Grenouille, dans
la petite ville de Bic.
L'auberge,
située au bord de la route, est une grosse maison rouge cassis et framboise
écrasée surmontée d'un toit vert. L'entrée, protégée des intempéries par le
balcon qui longe tout le premier étage de la bâtisse, et bien que dissimulée en
contrebas de la route derrière des plantes auxquelles on a savamment orchestré
le désordre, se repère par les deux ifs d'environ trois mètres de hauteur qui
l'encadrent, lesquels sont flanqués de deux grenouilles géantes dressées sur
leurs pates arrières et tenant dans leur dos une espèce d'amphore. L'attention
est également attirée par une collection de citrouilles aussi grosses qu'orange
vif.
Descendez
quelques marches jusqu'à la porte d'entrée encadrée de deux lanternes d'époque.
Un oiseau et un chat en pierre vous accueillent au pied d'une pancarte en fer
forgé vous disant "BONJOUR". Vous apercevez des clochettes
superposées, également en fer forgé, qui pourraient faire office de sonnette si
elles n'étaient pas qu'un simple élément de décoration. Mais ce qui vous
surprend avant tout, et vous n'êtes qu'au début de vos surprises, est un très
vieux landau en fer et en bois avec une capote de cuir, oublié le long du mur
près de la porte, dans lequel un baigneur en celluloïd plus que centenaire dort
sous une maigre couverture. Le ton est donné. Avec ce petit côté
"antiquaire", vous savez déjà que vous n'êtes pas devant une auberge
ordinaire. D'autant plus que derrière
les vitres, des masques barbus éclairés par des candélabres vous surveillent à
travers une forêt de plantes vertes.
Poussez
la porte recouverte d'une couronne de fleurs sur laquelle est écrit "Entrée des voyageurs" puis écartez
l'épais rideau de velours noir et grenat qui forme un sas de protection contre
les courants d'air. Alors, ainsi que vous le supputâtes un instant auparavant,
chers lecteurs, et comme nous le supputâmes nous-mêmes, nous pouvions affirmer
en chœur avec l'énergie de cent mille chevaux vapeur, que nous étions dans une
auberge extraordinaire.
J'ai
bien conscience que je ne vais pouvoir vous donner ici qu'une idée bien fragile
et incomplète de ce qui constitue l'auberge du Mange Grenouille, tant il y
avait trop de choses à voir. En tout cas bien plus que deux yeux humains placés
du même côté de la tête et servis par une pauvre petite cervelle-passoire
peuvent emmagasiner.
Un
petit salon baroque à gauche de l'entrée était constitué d'un canapé et deux
fauteuils entourant un petit guéridon recouvert de dentelles ainsi que d'un
piano droit sur lequel étaient posés quantité de bustes et statuettes. De
riches et lourdes tentures encadraient les fenêtres. Chandeliers, lampadaires,
multiples coussins, tapisseries gris-perle et épais tapis renforçaient
l'impression de confort et de chaleur. De très nombreuses plantes, dont
certaines étaient artificielles apportaient des touches de couleur sur le foncé
des boiseries qui dominaient l'ensemble. Devant une fenêtre, une grenouille
tenait à bout de bras des brassées de fougères.
De
l'autre côté de l'entrée, en face de la réception de l'hôtel, était aménagé un
coin bibliothèque, lecture, documentation touristique, livre d'or… Les nombreux livres anciens qui garnissaient
la bibliothèque et paraissaient aussi précieux que le livre de Kells, étaient
accompagnés, eux aussi, de statuettes, angelots, bougeoirs, baromètre,
photographies d'ancêtres, chandeliers, pots-pourris, miroirs et fleurs, le tout
sous le regard hautain de deux grenouilles jumelles en déshabillés et
sandalettes rouges.
Nous
n'avions pas réservé et la réceptionniste nous annonça qu'il ne restait plus
que deux chambres sur les vingt deux que compte l'hôtel. La chambre des jeunes
mariés et la chambre numéro 5, la chambre rouge. Nous avons opté pour la
chambre rouge, allez savoir pourquoi. On nous conduisit jusqu'à notre chambre
au premier étage qui faisait partie des chambres du "Haut côté".
Il y
a en effet quatre catégories de chambres à l'auberge du Mange Grenouille. Les
chambres du "Haut Côté", du "côté cour", du "côté
jardin" et du "grenier". Il n'y a pas deux chambres identiques
et elles sont toutes décorées sur un thème particulier. C'est ainsi qu'il y a,
par exemple, la chambre du peintre, la chambre de l'écrivain ou la chambre du pêcheur.
La
chambre rouge, quant à elle, est… rouge. On s'en rend compte dès le premier
coup d'œil. Il n'y a pas tromperie. La tapisserie à losanges est à dominante
rouge, la moquette est rouge, le lit à baldaquins est rouge, les tentures sont
rouges, le ciel de lit est rouge, les rideaux sont rouges, les coussins sont
rouges, les fleurs sont rouges, le napperon du guéridon est rouge. Tous ces
rouges se marient bien entre eux. Il y a des tissus damassés, quelques brocarts
et lampas et des velours de Gênes. La moire de ces tissus aux reflets
changeants et chatoyants est du meilleur effet. Des fleurs, des photos
anciennes, un peigne et des brosses côtoient sur une table de maquillage les
bustes verdâtres d'un couple de singes habillés, perruqués et emperlousés. Des
livres ont été déposés sur les chevets, les tableaux sont des reproductions de
Renoir et Rembrandt et une paire
d'antiques jumelles est posée sur une table à côté d'un bouquet de fleurs
séchées. Lampes et éclairages indirects dissimulés derrière de fausses fenêtres
participent à une ambiance raffinée et sophistiquée.
C'était
parfait. Il ne restait plus qu'à aller chercher nos bagages dans la voiture.
Nous quittons l'établissement par une petite porte latérale donnant sur un
escalier en bois qui nous dépose au bord de la route. C'est précisément à ce
moment-là que je l'ai entendu pour la première fois. Le bruit !
THE
bruit.
Impossible
de le situer quelque part. Impossible de déterminer d'où tombait ce bruit. Les
voitures qui passaient ? Non, les voitures paraissaient normales. Ce camion qui
s'approchait, peut-être ? Non plus. Ce camion, tout gros qu'il fût, n'était pas
responsable. Un mariage devait s'approcher, sans doute, avec son cortège de
tintamarres. Non, pas de mariage, pas de sirène, pas d'avion qui s'écrase.
Rien. Pourtant, le bruit se renouvela, une fois puis deux, de plus en plus
puissant, de plus en plus énorme, de plus en plus monstrueux. Un érable perdit
ses feuilles. Au loin, les animaux du parc naturel de Bic se turent, ainsi que
les animaux ont l'habitude de le faire à l'approche d'une catastrophe majeure.
Les grenouilles stoppèrent tout coassement et les taons annulèrent tous leurs
vols.
Mes
chaussettes me lâchèrent et je dus tenir mon pantalon à deux mains. Ma vue se
brouilla et de l'autre côté de la rue je crus apercevoir une dame entièrement
déshabillée sous l'effet de l'énorme, formidable, extraordinaire vibration
sonore. Une vibration qui se propageait jusqu'aux vêtements les plus intimes.
Il
nous semblait que toutes les catastrophes imaginables (et même les autres)
pouvaient s'abattre sur nous si ce bruit devait encore se répéter avec plus
d'intensité, ce qui nous paraissait inconcevable. Je croisai le regard de ma
femme, un regard où l'effarement tournait à plein régime. Des cercles noirs
commençaient à se former autour de ses yeux et sa respiration eut intéressé un
spécialiste de l'asthme. Elle prenait progressivement une teinte mauve et
maigrissait à vue d'œil. (Je dus admettre ultérieurement que ce dernier point
relevait davantage de l'impression que de la réalité).
Inutile
de dire que l'on broyait une quantité assez considérable de noir et il ne fait
pas de doute que si nous avions été des encornets, notre inquiétude aurait
immédiatement déclenché une importante éjaculation d'encre noire.
Notre
stupeur se mit à ignorer toutes bornes lorsque le bruit se répéta une troisième
fois. Un bruit à être plaqué au mur et à chercher refuge sur un arbre ou un
lustre, c'est selon. On se sentait aussi remués que des œufs battus en neige.
A un
moment ou à un autre de leur vie, tous les individus sont amenés à coller leurs
mains sur leurs oreilles. Pour nous, il semblait que ce moment soit venu, mais
l'exercice était compliqué par le fait qu'il fallait en même temps tenir son
pantalon et beaucoup d'autres choses encore.
Une
épée de Damoclès est déjà désagréable quand on la voit (cependant, on peut
encore espérer l'éviter avec un pas de côté au dernier moment) mais elle
devient carrément insupportable quand on ne la voit pas. Malgré nos cellules
grises en ébullition, nous ne savions à quoi nous attendre. Cela pouvait
provenir d'une créature de Frankenstein, d'un quelconque King Kong, d'un
brontosaure diplodocus sorti de Bic-Park, ou peut-être même d'un Transformer de
l'âge de l'extinction, si les Transformers de l'âge de l'extinction sont bien
ce que je pense qu'ils sont… Tout, vous dis-je. La lune serait-elle devenue
couleur de sang, aurions-nous baigné dans une lumière de fin du monde ou la
civilisation se serait-elle mise à trembler, que cela nous aurait paru
compatible avec cet incompréhensible bruit. Mais rien de tout cela. Pas le
moindre nuage dans le ciel et à part la dame nue de l'autre côté de la rue,
personne ne s'alarmait du phénomène qui ne semblait incommoder que les animaux.
Pourtant,
le monstre existait bien. Dissimulé jusqu'à cet instant par une abondante
végétation, il surgit à cinquante mètres de nous et passa à grande vitesse en
déroulant ses interminables anneaux de ferraille dans un infernal tohu-bohu de
boggies de wagons.
Avant
que ce vacarme ferroviaire ne s'évanouisse totalement, le gigantesque train de
marchandises nous gratifia d'un ultime coup de sirène et sa corne de brume
cracha une fois de plus ses terribles décibels à deux kilomètres à la ronde,
provoquant un nouveau double-salto arrière de nos trompes d'Eustache qui n'en
pouvaient mais.
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