mardi, mars 02, 2021

La pension Germaine


Je n’aime pas la soupe. Je n’ai jamais aimé la soupe. Trop de souvenirs sinistres s’y rattachent. Je me suis juré de ne jamais faire partie du royaume du velouté, du gaspacho ou du minestrone. Ne dit-on pas que tout est foutu lorsque les carottes sont cuites ? Je me suis rebellé. C’est dans ma nature.


Alors, ils ont décidé de m’envoyer en stage de soupe comme on envoie en maison de redressement. Ils ont choisi la maison de correction la plus dure, la plus sévère : la pension Germaine. Elle avait une solide réputation de férocité, à la limite de la cruauté. Tout y était rude et fruste. Son personnel n’était composé que de Germaine et de deux ou trois impitoyables garde-chiourmes particulièrement inflexibles et insensibles.


Ah, mes amis ! J’étais bien loin de l’auberge du cochon de lait et de la truite saumonée. Je me souviendrai toujours de mon arrivée là-bas. Quel retour en arrière ! J’avais l’impression d’avoir remonté le temps. Il y avait devant le portique deux chevaux qui étaient là comme deux chevaux sur la soupe. Je n’ai pas tardé à le comprendre…


Les locaux étaient sinistres et dépouillés. Les chambres sordides ne recevaient qu’une clarté barbare et insignifiante, et vous ne disposiez que de la cloison de vos paupières pour avoir un peu d’intimité. Dans ce qui tenait lieu de salle à manger, terme abusif j’en conviens pour une pièce miteuse qui donnait l’impression de ne pas avoir été balayée depuis sa construction, l’essentiel du mobilier était composé d’une table, de deux bancs, et d’une énorme soupière blanche et ébréchée accompagnée d’une louche désassortie et de quelques assiettes.


À la pension Germaine, l’annonce des repas ne se faisait pas avec une cloche comme je l’ai vu pratiquer dans certains établissements civilisés. Quel que soit le repas, on entendait crier depuis la cour centrale « à la soupe ! », et c’était ce qu’il y avait de mieux à dire car on vous servait de la soupe le matin, le midi et le soir. Rien d’autre. Il n’y avait pas de « menu » chez Germaine, il n’y avait que de la soupe. Une soupe à la couleur indéfinissable, dans laquelle vous aviez renoncé à trouver la trace d’un morceau de pomme de terre ou de tout autre légume. Un liquide improbable sur lequel stagnaient parfois les yeux immobiles de la graisse d’un cochon malheureux arraché subitement à l’affection des siens, et d’autres fois, des morceaux de pains durs qui semblaient cuits pour des becs de perroquet. Le seul luxe était le sel que Germaine tirait d’une poche en tissus accrochée à son tablier et qu’elle servait à volonté.


Malgré ce décor d’apocalypse, les occupants de la pension Germaine glissaient en silence vers la table comme des lions vers le point d’eau et commençaient à tendre leur assiette. C’étaient de pauvres bougres. Des taiseux avec lesquels toute conversation était impossible, même sur les phénomènes de météorologie les plus élémentaires. Des mouches s’envolaient de leur tignasse chaque fois qu’ils secouaient la tête.


Les seules lectures autorisées étaient les feuilles de choux de l’AAS (L’Association des Amateurs de Soupes) ou du CGG (Club du Gaspacho à Gogo). Je n’oublierai jamais la pension Germaine !



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