La carte postale avait fait scandale à la fin du repas. Elle passait de mains en mains entre les convives et ce n'était que tristes mines autour de la table. Gertrude de la Martinière aurait bien voulu interrompre cette circulation erratique et désastreuse, mais cela était impossible. Il y en avait gros sur les patates.
Tante Jeanne (avec laquelle vous avez fait connaissance le soir du réveillon de Noël) disait qu’il y avait certainement un maître chanteur derrière tout cela. Le cramoisi de sa colère faisait progressivement disparaître le bleu turquoise de son maquillage et son mari prenait des airs entendus comme si les révélations de cette carte ne lui créaient aucune surprise.
Tante Yvonne (idem) avait pris le mors aux dents et s’emballait, sans que son cavalier du moment ne puisse la contenir.
Tante Agathe paraissait abattue. Peut-être ne s'était-elle pas encore remise totalement de la Covid-19.
Il n'y avait guère, autour de cette table, qu’Ulysse-Elysée-Zéphirin qui gardait sont sang froid. La belle affaire ! On en avait vu d'autres. Le plus gênant, certes, était la photo elle-même. La carte postale avait été imprimée à partir d'une photographie de la petite Suzette qui se trouvait dans une tenue plus que légère. Elle ne portait pas de soutien-gorge et l'on apercevait l’aréole de ses seins sous la soie du chemisier blanc.
La petite Suzette, peu farouche et accorte, avait été au service du château durant plusieurs années jusqu'à ce qu'elle se fasse enlever par un mafioso aux allures d'hidalgo, à moins qu'il ne s'agisse d'un hidalgo plus ou moins mafioso, on ne se souvenait plus très bien.
Toujours est-il que cette carte postale adressée à Paul-Emmanuel, fils héritier de la famille, faisait l'effet d'une petite bombe. Il y était écrit : « Ta mère n'est pas la bonne car ta véritable mère est la bonne ».
Voilà qui laissait toute liberté d'interprétation.