vendredi, décembre 11, 2020

Un cadeau précieux


Le soir du réveillon de Noël, nous n'étions que six à table parce que le Président nous menaçait de reconfinement si l'on désobéissait. De plus, le couvre-feu allait être renforcé, et surveillé par une milice armée.


Mon épouse et moi-même avions invité, comme à l'accoutumée, notre chère tante Yvonne, une belle pouliche dont le regard, tempéré par des paupières en forme de fer à cheval, provoquait toujours un trouble de la moelle épinière chez les hommes. Comme chaque année, elle était accompagnée d'un nouveau cavalier qui la menait à la cravache, mais elle aimait cela.

Et bien sûr, il y avait aussi l'inévitable tante Jeanne, une créature émaciée au visage bleu turquoise légèrement pastellisé de rouge, et équipée d'une langue de vipère entre deux yeux noirs de rapace. Elle ne se départissait jamais d'une expression de dédain ironique envers son mari qui, pour se donner une contenance, faisait celui qui avait vu des choses qu'il vaut mieux cacher aux simples mortels. Mais après tout, quand on vit en telle compagnie, cela était peut-être vrai.


La nuit serait longue, mais le menu de réveillon promettait de l'occuper agréablement. Nous avions prévu la ronde des mises en appétit ; la farcette d'agneau, pascadette à l'ail, ragoût de calçots à la catalane ; la terrine de vairadels et alencades en chichoumeys froide et gaspaccio ; le pâté de lapereau en crousties de pomme de terre et aux escargots petits gris ; la ballottine de dinde au foie gras, aux abricots secs et aux cranberries ; la minute de filet de bezougue aux navets et cardamome ; l'aumônière de chèvre et brebis à la fleur de thym, servie chaude ; la flambée aux figues et miel de romarin, et pour terminer, les mignardises avec les alcools et les cigares. Le tout serait naturellement arrosé de vins de Champagne à volonté et d'un vin des Corbières, c'est à dire du Terroir de Saint-Victor, dont les vins rouges, généreux, gras et ronds, possèdent des tanins bien fondus et une belle longueur, nez et bouche se distinguant à la fois par l'intensité et la finesse de leurs arômes de fruits rouges.


La simple lecture de ces réjouissances nous avait mis les glandes salivaires à la dérive, et tante Yvonne disait déjà qu'elle avait l’étalon dans l’estomac, une de ses blagues favorites.


Nos invités attaquaient les premières mises en appétit, lorsque la clochette de la porte d'entrée tintinnabula.


Je me trouvais en cet instant à la cuisine avec mon épouse, pour apporter de nouveaux plateaux chargés d'huîtres en gelée de mer. Ce fut donc tante Yvonne qui alla ouvrir et poussa un hennissement de surprise en voyant deux Pères Noël qui pénétrèrent immédiatement dans la maison, sans y être invités. « Il n'y a pas de couvre-feu ce soir. Nous en avons donc profité pour venir remplir notre hotte » chantèrent-ils en cœur sur l’air de Jingle Bells. (Essayez, c’est très difficile)


Aucun de nous n'aurait su dire lequel des deux était le plus laid. Il y avait dans ces Pères Noël quelque chose de Don Quichotte et Sancho Panza, ou de Laurel et Hardy, sauf que le plus grand était aussi le plus gros, alors que le petit était maigre et flottait dans son déguisement rouge. Il ne portait pas la traditionnelle barbe blanche et l'on ne pouvait détacher son regard de sa pomme d'Adam pointue qui montait et descendait chaque fois qu'il déglutissait en répétant sans cesse à son compère « Vas-y Larousse », « Vas-y Larousse » avec une lueur de démence dans le regard.


Au bout d'un temps certainement très court, mais qui nous parut fort long, le grand Larousse (puisqu’il semblait que ce soit son nom) hurla : « Tais-toi p’tit Robert ». Ainsi, les présentations étaient faites.


Le grand Larousse avait un ventre énorme où semblait réfugié le reste de son corps, et des mains comme des enseignes de gantier. Il s'en servit pour extraire de sa hotte un fusil de chasse avec lequel il menaça de faire disparaître toute la famille plus rapidement que la Covid, si nous ne lui remettions pas illico l'ensemble de nos objets de valeur et les économies forcées de toute notre année 2020.


Putain d'année ! On n’était pas près de l'oublier, et on s'en foutait bien de ne pas pouvoir réveillonner le 31.


Notre seul cadeau fut que Larousse et p’tit Robert nous laissèrent la vie sauve.




1 commentaire:

Olivia Billington a dit…

Mais que t'ont fait les dictionnaires ? o.O