lundi, janvier 16, 2023

Le dossier Eakins


Au début de l’année 1888, le commissaire Moifaure m’appelle et me dit avec un sourire en coin, Lajoie, vous avez bien mérité un peu de repos après avoir résolu si brillamment l’affaire du Père Mato. Je savais que sans le dire il pensait « zoïde » car son sourire s'élargit et ses dents jaunes émirent une lueur blafarde dans la pénombre de son bureau.


Moifaure ! proposer du repos à l’un de ses collaborateurs ! ça ne s’était encore jamais vu. La surprise était de taille. Je me suis permis de soulever un sourcil de quelques millimètres. Il s’en aperçut et précisa immédiatement : Ne rêvez pas Lajoie, je ne vous envoie pas aux Baléares, je veux seulement vous confier une mission peinarde. Il s’agit d’enquêter sur Madame Susan Macdowell Eakins. Voyant mes sourcils continuer leur ascension, il ajouta : C’est la femme de Thomas Eakins. Vous savez bien, ce peintre, cet ancien professeur à la Pennsylvania Academy qui a dû démissionner après de multiples accusations d’indécence liées à ses pratiques d’enseignement sur le nu artistique. Il donnait des cours d’anatomie masculine aux dames, si vous voyez ce que je veux dire.


Je m’attendais à une affaire de moeurs mais il n’en était rien. Il posa devant moi une lettre reçue la veille de Madame Eakins, une sorte d’appel au secours ainsi rédigé :


Philadelphie, le 19 janvier 1888. Cher commissaire et ami, cher Nick. Je garde le meilleur souvenir de notre rencontre lors du dernier voyage de mon mari en Europe. Je fais appel à vous car c’est précisément de lui que j’aimerais que vous me délivrassiez. Depuis notre mariage en 1884 auquel il n’a consenti que pour se servir de moi comme modèle nu pour ses cours d’étude de la vie à l’académie, il a entamé une toile me représentant en compagnie de notre chien Setter. En fait, c’est essentiellement la robe bleue qu’il m’a offerte qu’il voulait étudier en peinture,. Il s’intéresse davantage au drapé de celle-ci qu’à la finesse de mes traits. Je dois poser des heures et cela dure depuis quatre longues années. Quand cela cessera-t-il ? C’est de l’esclavage. Sans cesse interrompu par ses nombreuses activités, et en particulier la photographie, ce supplice n’a pas de fin. Pourtant, je l’ai soutenu pour sa carrière, même lorsque sa famille s’opposait à ses pratiques libidineuses. Les choses se sont aggravées lors de sa démission forcée de l’académie des Arts. Je résiste du mieux possible grâce à la lecture durant les séances de peinture, mais la folie me guette. Pouvez-vous intervenir ? Lui faire comprendre que ce harcèlement est condamnable ? Je compte sur vous comme vous pouvez compter sur mon éternelle reconnaissance. Signé Susan.


Je suis allée à Philadelphie. Le voyage fut agréable. De véritables vacances. Je m’attendais à découvrir une oeuvre monumentale. En fait, la toile ne faisait que cinquante huit centimètres par soixante seize. Il faut croire que j’ai trouvé les mots justes pour convaincre Monsieur Eakins de mettre un terme aux souffrances de son épouse. Il l’acheva définitivement l'année suivante. Pas l'épouse, la toile. C’est tout de même une parfaite réussite et je ne serais pas étonné qu’elle finisse au Metropolitan Museum of Art de New York.







 

Le flamenco de la mort

 Lorsqu’elle arrivait sur scène pour danser le flamenco, Carmen avait le don de mettre le feu parmi les aficionados. Dans sa somptueuse robe rouge ourlée de dentelles noires elle était belle comme le jour, surnaturellement belle, belle à arrêter les pendules. Elle était la plus belle, la plus charmante, la plus divine, la plus parfaite des créatures qui aient jamais vécu sur cette terre. Elle était plus angélique même qu'un ange; plus gracieuse, plus impériale et plus sidérale qu'une déesse, plus féerique que Titania, plus belle que Vénus, plus enchanteresse que Parthénope; plus adorable, désirable, bref plus radieuse que toutes les femmes qui ont jamais vécu. Me suis-je bien fait comprendre ?


Mais ce n’est pas tout ! Carmen était une « bailaora » puisqu’elle dansait divinement bien, sachant cambrer son corps ou le faire onduler avec une volupté presque immorale, comme aurait su le faire la vedette d’un harem de sultan de première classe. Elle était aussi une « cantaora » car elle chantait d’une voix sirènéenne des chants qui lui montaient des entrailles, les plus beaux chants qui ne soient jamais sortis d’un pharynx humain. Suis-je bien clair ?


Mais ce n’est pas tout ! Elle possédait également l’art de claquer les paumes des mains, celui de « monter » le rythme, et celui des claquements de pieds sur le sol, répondant aux accords de guitare.


Son énergie et sa spontanéité emportaient les foules dans un délire grandissant. Hélas, chacune de ses prestations se terminait par le décès d’un danseur, phénomène malheureux et bizarre qui se produisait presque systématiquement. La mort frappait au hasard un individu lorsqu’arrivait la dernière phrase mélodique du chant, la chute, la « caida del cante », accompagnée d’une série de talons-pointes qui faisaient vibrer le sol et soulevait la poussière des planches.


Au début, personne ne prêta attention à cette concomitance. Elle n’aurait su échapper cependant à la sagacité de l’inspecteur Zapatero qui réunit quelques coupures de presse aux similitudes troublantes, les victimes se trouvant chaque fois à proximité de Carmen. Mais comment cela était-il possible ? S’agissait-il d’accidents ou de meurtres ? De coïncidences ou de crimes prémédités ? Une seule certitude : les victimes s’effondraient brutalement, décédant par arrêt cardiaque soudain et irréversible.


Un certain nombre d’hypothèses, toutes plus hardies les unes que les autres, furent émises. On évoqua le vibrato briseur de cristal et de tympans, certaines victimes ayant du sang dans les oreilles, mais il eut fallu pour cela un son clair alors que Carmen terminait toujours sur une tonique grave. On examina attentivement ses chaussures à claquettes afin de s’assurer qu’elles n’étaient pas équipées d’un mécanisme lanceur de fléchettes empoisonnées lors de son jeu de pieds final. Rien de tel ne fut découvert. Les plus audacieux allèrent jusqu’à suggérer le choc meurtrier de deux notes dissonantes telles que le fa dièse avec un ré mineur, mais les musicologues pouffèrent.    


Après avoir tout épuisé, il fallut se rendre à l'évidence : Carmen avait les yeux revolver. Le regard qui tue !


jeudi, janvier 12, 2023

L'émotion de Lajoie

 

L’émotion était à son comble dans le petit village de Castelvecchio di Rocca Barbena. Mato, le curé, avait été assassiné dans son confessionnal à coups de fourche et il ressemblait davantage à une passoire qu’à un cul-de-poule, ustensile de cuisine utilisé pour monter les blancs en neige et les génoises, et que ses paroissiens lui donnaient comme sobriquet, allez savoir pourquoi.


Il fut découvert par Simone de Bavoir qui venait se confesser très régulièrement pour se plaindre avec force détails des hommes qui la harcelaient et auxquels elle succombait systématiquement. Le pauvre curé baignait dans son sang avec ce regard fixe qui semblait être ailleurs et que l’on qualifie généralement de vitreux. Ce type de regard que l’on rencontre parfois chez les gens qui n’ont aucune intention de payer leurs dettes. Le défunt était transpercé de toutes parts, marque d’un acharnement peu commun car il est bien connu que les assassins à la fourche ne piquent généralement qu’une fois pour de multiples raisons qu’il serait trop long de détailler ici.


Compte tenu de la gravité de l’affaire et du caractère particulier de la victime, ce fut l’inspecteur Lajoie que l’on envoya sur place pour mener l’enquête. C’était un excellent inspecteur, très bien noté par ses supérieurs, auquel résistaient peu d’énigmes et dont le palmarès était impressionnant. Ainsi avait-il résolu le crime de Laurent Exprès, un serial killer qui enchainait ses victimes avec entrain, et le hamster des Baskerville qui avait défrayé la chronique en son temps. Légèrement autiste, il bénéficiait de dons particuliers et pouvait identifier n’importe quel objet par son seul QR-Code. 


Ses investigations lui firent découvrir de nombreux secrets qui auraient scandalisé Patachon lui-même, dont la vie dissolue et les écarts de conduite sont une référence absolue dans les meilleures maisons closes. Il alla ainsi d’émotions en émotions et de surprises en surprises. Elles le ramenaient toutes vers Simone de Bavoir qui, ainsi que nous l’avions compris, trompait son mari Jean-Paul Fart, un moniteur de ski, un maître de la glisse.


Le schéma était classique : la femme trompait son mari qui lui-même trompait celle-ci avec un travesti. Ce dernier se trouvait être également l'ami du curé du village, lequel avait pris pour modèle de vie le célèbre abbé Dubois qui fit l'éducation de Louis XV tout en participant aux débauches du régent Philippe d'Orléans. Rien de nouveau donc au fil des siècles, que ce soit dans les alcôves de la ville, de la campagne ou de la cure. Le père Mato — certains connaisseurs ajoutaient « zoïde » — consignait tout cela dans son journal intime qui faisait peu de cas du secret de la confession. Ce brûlot, cette pièce à conviction, en livrant tous les détails de cette vie campagnarde aux apparences si paisibles mais si trompeuses, et en révélant tant de choses inavouables, aurait certainement reçu le grand prix du roman pornographique.


Il y manquait trois pages. Arrachées par l’assassin dont les empreintes digitales furent rapidement identifiées.



L'inspiration

 

Où je suis allé chercher toute cette inspiration, p’tit mousse ? Mais dans la mer des caraïbes ou encore dans les mers du sud ! Là où la réalité dépasse la fiction. Je n’ai pas eu à la chercher du tout. Elle est venue toute seule. Il m’a suffit de partir sur une frégate ou un galion avec un équipage de cent cinquante bougres qui n’avaient plus rien à perdre, essentiellement composé de boucaniers, de flibustiers, d’esclavagistes, de naufrageurs, enfin tu vois moussaillon, toute une bande de pirates assoiffés de globules rouges et prêts à tout endurer pour faire fortune et rentrer les bras chargés de l’or de leurs pillages.


Et quand je dis prêts à tout endurer, ils ne savaient pas ce qui les attendait, ces buveurs de sang et de rhum. Moi non plus d’ailleurs. Les intempéries, les tempêtes, le pot-au-noir, les maladies, les épidémies, le scorbut, les fièvres, l’anthropophagie… Mais aussi les rixes et règlements de compte de ceux qui jactaient trop, entre les fiers à bras et les marins d’eau douce. S’en suivaient des sanctions, des mises aux cales, des flagellations, des tortures avec le chat à neuf queues, et même des mises à mort et des maronnages. Oui, p’tit mousse, tu n’as pas connu ça, heureusement, l’abandon d’un de ces gueux sur une ile déserte. 


C’est qu’ils ne supportaient pas l’inaction, ces gibiers de potence. Ils voulaient la bagarre, ils avaient soif d’abordages et de combats, ces truands, ces écrevisses de remparts, dans l’espoir d’un trésor à se partager. Et moins ils étaient pour le partage, mieux c’était ! Il n’y en a pas beaucoup qui sont revenus.


Lorsque la vigie annonçait un bateau, de commerce de préférence, c’était la joie. Les gabiers s’activaient, tout le monde était à la manoeuvre, on déferlait. C’était enfin le branle-bas de combat tant attendu. On hissait le pavillon noir et la chasse commençait. Les bordées de canons avec des boulets ramés pour déchirer les voiles de l’ennemi, quand on ne tirait pas à boulet rouge. Puis c’était les grappins, les piques d’abordage, les tirs de mousquets. Ensuite, on passait aux sabres et aux cuillères à pot. Oui, moussaillon, ces sabres d’abordage avec une coquille en forme de cuillère destinée à protéger la main. On tapait, on coupait, les bras, les têtes, les jambes, on énucléait, on éventrait, on brûlait, on déchiquetait, on déchirait, tout cela dans une épouvante infernale, une violence, une hystérie et une brutalité démentielles. Nul besoin d’imagination ni d’inspiration pour décrire ensuite ces strangulations, ces éventrations, ces empalements, ces bouches édentées, ces yeux injectés de sang, ces barbes crasseuses, ces rictus carnassiers, ces lèvres avides et ces hurlements de bêtes fauves…


Il ne restait de l’ennemi, le soir, que quelques fumeroles devant une lune couleur de sang qui diffusait une lumière de fin du monde. Nous, mille millions de mille sabords, on comptait nos morts, on les jetait par dessus bord avant de se saouler jusqu’à devenir plus noirs que notre pavillon.



lundi, janvier 09, 2023

Le voeu du vieux

 

Pour la première fois de sa vie, le père Grüü se dit qu’il allait émettre un voeu. Il allait essayer. Il verrait bien si cela fonctionne. Nous étions en janvier, c’était donc la période. La période des voeux.


Il en avait déjà compté des mois de janvier. C’est qu’il était sacrément vieux le père Grüü. Ah ça, oui ! Ridé, maigre, blanc comme un vieil os. À l’exception toutefois de son tubercule nasal.


Quand il n’arborait pas l’impassibilité d’une grenouille empaillée, son visage aux pommettes saillantes avait une expression plutôt morose, l’expression de quelqu’un qui se demande combien de temps il pourra encore supporter la dureté de l’existence. C’est qu’il pouvait avoir cent ans le père Grüü, peut-être davantage. À moins que tout le monde se trompe, et qu’il n’était qu’un octogénaire prématurément vieilli par les ennuis et le labeur.


C’était un taiseux. Nombreux étaient ceux qui n’avaient jamais entendu le son de sa voix. Il faut dire qu’il ne voyait pas beaucoup de monde non plus, là où il habitait. Le facteur, qui lui apportait sa maigre pension, était incapable de répéter ce qu’il avait dit. Quand il s’exprimait, il n’ouvrait qu’un coin de la bouche. Par économie, peut-être, ou pour ne pas exposer ses gencives sanguinolentes, martyrisées par des années de brossage horizontal avec une brosse à poils durs. Gencives que ne parvenait pas à dissimuler une fine moustache qui constituait l’essentiel de sa pilosité. On n’exprime pas de voeux chez ces gens-là. On n’attend rien. Rien de bon. Rien du tout.


Le père Grüü habitait une maison si laide qu’il était impossible, en la regardant, de ne pas frémir comme une feuille de tremble, si les trembles sont bien ce que je crois. Elle paraissait hantée, mais personne n’avait jamais pu le vérifier. On disait qu’elle ne cessait de craquer, de gémir, de siffler, comme si le repos lui était impossible, mais seul le père Grüü aurait pu le dire, lorsque le soir, allongé sur son lit, il contemplait les murs léprosés de sa chambre, dont la tapisserie hors d’âge se déchirait en lambeaux humides. Le père Grüü ne parlait jamais de ses poutres, solives et escaliers vermoulus. Il ne parlait de rien. N’exprimait aucun désir.


D’ailleurs, à quoi bon ? Tout était figé, immuable. Sa maison était isolée au milieu de landes pelées à perte de vue, semées de pierrailles, maudites, où rien de vivant ne semblait croître. Pourtant, on y apercevait parfois quelques vaches squelettiques, ou des spectres de chevaux qui erraient, sinistres, sur la pâleur vitreuse de flaques d’eau.


C’est dans ce pays de fièvres et de cauchemars que vivait le père Grüü. Voilà bien longtemps qu’il ne sursautait plus lorsque, au détour d’un chemin,  surgissait tout à coup un calvaire difforme englué de brumes violacées. Il était entièrement imprégné de la mélancolie de ces lieux. Jusqu’aux poumons. La phtisie l’avait émacié et consumé petit à petit. Avant de disparaître totalement, il ne lui restait qu’un voeu à émettre. Le premier et le dernier.


Mais lequel, déjà ?





Une impardonnable maladresse

 

Une sombre affaire que cette affaire de Père Noël. À part le Père Noël lui-même, qui est en psychanalyse depuis que ses parents lui ont dit qu’il n’existait pas, tout le monde sait bien qu’il n’existe pas. La question est tranchée depuis longtemps. Si l’on voit autant de Pères Noël dans les rues un peu avant le 25 décembre, c’est que tout le monde fait semblant.


L’inspecteur Proust non plus, ne croyait pas au Père Noël, et pourtant… 


Seul, dans sa maison isolée, en lisière de forêt, il essayait de lire un roman policier « À la recherche du sang perdu », mais il était trop préoccupé par ses affaires en cours pour s’intéresser à sa lecture. Ses « affaires en cours », voilà la raison de sa solitude, de son divorce, de la perte de sa famille. Ses « affaires en cours » l’avaient toujours trop accaparé, et il ne vivait plus que pour elles, délaissant tout le reste.


C’était plus fort que lui, il était obsédé en cette veille de Noël par la découverte d’ossements lors de l’assèchement d’une retenue d’eau pour faire de la neige artificielle. Était-ce lié à cette famille qui droguait les voyageurs de passage pour les dépouiller ? Ou bien était-ce l’œuvre du psychopathe, responsable de ces morts mystérieuses que l’on croyait dûes à des piqûres d’abeilles ? Et cet abbé disparu, après la confession d’un de ses paroissiens qui faisait partie d’une secte… pourquoi était-il allé se baigner seul, sous la pluie ? Était-ce dû à un excès de morphine ? Était-ce  un suicide ? Pourquoi voulait-il changer le bénéficiaire de son assurance le matin même de sa mort ? Pourquoi son fils avait-il disparu ? Était-ce le fils de l’abbé ? Tout se mélangeait dans sa tête. Trop de questions pesaient sur les épaules de l’inspecteur Proust. Au point qu’il ne se rendait pas compte que sa cheminée fumait de plus en plus. C’est vrai, elle avait toujours fumé un peu, cette cheminée, mais là, c’était vraiment trop !


Cela importait peu à l’inspecteur, qui lui tournait le dos, plongé dans ses réflexions, l’imbroglio des hypothèses qu’il empilait comme des châteaux de cartes dans son cerveau fatigué.


On le retrouva mort, une semaine plus tard, lorsqu’on s’inquiéta parce qu’il n’avait pas repris le travail. Quelle ironie ! Lui qui ne s’arrêtait jamais de travailler. Il était mort asphyxié par les émanations de sa cheminée.


D’ailleurs, il n’était pas le seul. Il y avait aussi dans cette cheminée, le responsable, lui-même intoxiqué.


Le responsable n’était autre, naturellement, que le Père Noël qui avait bouché la cheminée. Une impardonnable maladresse. Beaucoup d’enfants ne reçurent pas leurs jouets cette année-là. Et après cela, on continuera de croire qu’il n’existait pas ! Il n’existe plus. Voilà la vérité.

Un Noël pas comme les autres

 Pour un Noël pas comme les autres, ce fut véritablement un Noël pas comme les autres. Je vous écris cette nouvelle depuis ma cellule, car je dois bien vous avouer tout de suite que les choses ne se sont pas passées comme prévu.


Pourtant, je pensais bien avoir tout prévu. Et bien, non, il reste toujours une part d’imprévisible, d’impondérable, d’inattendu, et je dirais même plus, d’imprévoyable.


Pour vous la faire courte, j’avais décidé d’éliminer ma femme qui me trompait depuis près d’un siècle (on trouve toujours le temps long dans ces cas-là) avec cet imbécile de Max. Un individu quelconque, inintéressant, de taille moyenne, d’un âge moyen, avec une silhouette oubliable sur une tête impossible à retenir. Avec ma femme, ils ne se cachaient presque plus et je devenais la risée du quartier et de ses environs.


Cette décision — je veux parler naturellement de ma ferme résolution de l’amener au tombeau — je l’ai réalisée le jour de Noël. Je l’ai tuée d’une seule balle entre les deux yeux. Quand elle m’a vu avec le pistolet à la main, elle m’a dit vouloir m’annoncer une grande nouvelle, m’avouer une chose qui me ferait plaisir. Tu parles ! Il y avait bien longtemps que je ne coupais plus dans ses mensonges et ses explications fumeuses. Je ne l’ai pas laissée dire un mot de plus.


D’ailleurs, j’avais tout prévu de longue date. Je n’avais pas utilisé mon pistolet déclaré à la gendarmerie pour mes exercices de tir, mais une arme non identifiable dont j’avais fait l’acquisition spécialement pour cela. Et j’avais tout combiné pour faire endosser la responsabilité par ce salaud de Max, qui ne serait plus une menace pour personne : la fenêtre ouverte par laquelle il était censé s’être échappé, la trace de ses chaussures dans la terre humide, le mégot de ses cigarettes préférées dans le cendrier de la chambre, quelques empreintes digitales que j’avais réussies à obtenir, tout, tout, je vous dis… 


Pour mon alibi, il me fallait un max…, pardon, un maximum de témoins. Les amis que j’avais invités pour le réveillon sont arrivés à l’heure dite et ont tous entendu dans la pièce à côté, alors que nous commencions à prendre l’apéritif, le coup de feu que j’avais enregistré à l’avance. Nous nous sommes précipités pour découvrir le corps inerte de ma femme et tous les indices que j’avais disséminés dans la pièce pour faire accuser cette ordure de Max.


Les ennuis ont commencé dès l’arrivée sur place de la police que nous avions naturellement appelée. Elle s’apprêtait d’ailleurs à venir me rendre visite car elle avait constaté le matin même le décès d’un certain Max, bien connu pour être l’amant de ma femme, tué par balle avec mon pistolet qu’elle avait immédiatement identifié.


Ma femme m’avait devancé de quelques heures. Sans doute était-ce la révélation qu’elle voulait me faire avant que je ne commette l’irréparable.

Le sens de la fête

 Ça y est, ça recommence. On rentre dans la période des fêtes. Va falloir s’amuser. C’est la règle. Saint-Nicolas, Noël, Nouvel-An. Youpi ! Je voudrais bien. Pourquoi pas ? Mais je n’ai pas le sens de la fête. Je ne sais pas fêter. Ça me gave. Je ne peux pas faire la fête sur commande. Ça ne s’improvise pas.


Touchée par mon infortune, une âme charitable m’indiqua une baraque, une sorte de bazar situé au fond d’une impasse, qui s’appelait « Les sens de Thérèse Benthine ». C’était une vendeuse de sens, dont la boutique était un véritable capharnaüm labyrinthique dans lequel on était sensé trouver tous les sens que l’on désirait. Le moins que l’on puisse dire est que Thérèse Benthine avait le sens de l’accueil et de l’hospitalité.


— Cher client, si vous cherchez du sens, vous êtes au bon endroit. C’est pour offrir ? me demanda-t-elle, alors que je venais à peine de franchir le seuil de son échoppe.


Je ne comprenais pas bien le sens de sa question, mais je lui répondis cependant que je cherchais le sens de la fête.


— Ah, il doit bien m’en rester quelques-uns… Et bien, servez-vous. Le magasin est en libre service, et pour ne pas vous perdre, prenez un sens de l’orientation là, au bout du comptoir. Vous en aurez besoin car la boutique est vaste. Ils sont offerts par la maison. Je ne tiens pas à perdre ma clientèle, conclut-elle dans un rire argentin. Elle avait le sens de l’humour en plus du sens des affaires.


L’endroit était en effet constitué d’une multitude de hauts meubles aux multiples tiroirs, qui formaient des allées étroites à double-sens se croisant de temps en temps. Chaque tiroir renfermait un sens particulier. Il y en avait des centaines. Peut-être des milliers. Moi qui pensais que nous n’avions que cinq sens, j’étais très surpris.


Le début de mes recherches fut difficile. La vue de tous ces tiroirs m’excitait autant qu’elle m’intriguait. Je visai d’abord un tiroir sensé contenir le sens de l’histoire. En voulant l’attraper, je n’ai pas vu une marche et n’ayant pas le sens de l’équilibre, je suis tombé sous le sens. Je ne sais pas s’il vous est déjà arrivé de recevoir le sens de l’histoire dans la figure. Et bien je peux vous dire que c’est lourd de sens. Je n’étais pas encore à la fête !


Je ne vais pas vous énumérer tous les sens que j’ai découverts. Il y avait les sens corporels, les sens sociaux ; le sens de la parole, de la famille ; le sens d’autrui et le sens moral ; le sens pratique et le sens critique. Il y avait des sens propres, des sens figurés et aussi des sens contraires…


Parmi les originalités, il y avait des sens du détail, particulièrement minuscules, et des sens insaisissables. Il y avait aussi un sens unique très onéreux, la rareté en faisant le prix.


Je me suis étonné, auprès de Thérèse, de quelques tiroirs vides. C’est comme cela que j’ai appris qu’il existait des raffineries de sens et que certaines d’entre elles étaient en grève…


Tous ces sens me donnaient le tournis. Je finis cependant par trouver un tiroir au ras du sol étiqueté « Sens de la fête ». Je m’attendais, en le saisissant, à avoir des étoiles dans les yeux et des cotillons dans les cheveux. Rien ne se passa…


Je n’étais pas tout à fait convaincu mais je le pris tout de même. Thérèse Benthine me dit qu’elle était obligée d’ajouter un sens obligatoire. Une TVA sans doute. La note était salée !