lundi, janvier 09, 2023

Le voeu du vieux

 

Pour la première fois de sa vie, le père Grüü se dit qu’il allait émettre un voeu. Il allait essayer. Il verrait bien si cela fonctionne. Nous étions en janvier, c’était donc la période. La période des voeux.


Il en avait déjà compté des mois de janvier. C’est qu’il était sacrément vieux le père Grüü. Ah ça, oui ! Ridé, maigre, blanc comme un vieil os. À l’exception toutefois de son tubercule nasal.


Quand il n’arborait pas l’impassibilité d’une grenouille empaillée, son visage aux pommettes saillantes avait une expression plutôt morose, l’expression de quelqu’un qui se demande combien de temps il pourra encore supporter la dureté de l’existence. C’est qu’il pouvait avoir cent ans le père Grüü, peut-être davantage. À moins que tout le monde se trompe, et qu’il n’était qu’un octogénaire prématurément vieilli par les ennuis et le labeur.


C’était un taiseux. Nombreux étaient ceux qui n’avaient jamais entendu le son de sa voix. Il faut dire qu’il ne voyait pas beaucoup de monde non plus, là où il habitait. Le facteur, qui lui apportait sa maigre pension, était incapable de répéter ce qu’il avait dit. Quand il s’exprimait, il n’ouvrait qu’un coin de la bouche. Par économie, peut-être, ou pour ne pas exposer ses gencives sanguinolentes, martyrisées par des années de brossage horizontal avec une brosse à poils durs. Gencives que ne parvenait pas à dissimuler une fine moustache qui constituait l’essentiel de sa pilosité. On n’exprime pas de voeux chez ces gens-là. On n’attend rien. Rien de bon. Rien du tout.


Le père Grüü habitait une maison si laide qu’il était impossible, en la regardant, de ne pas frémir comme une feuille de tremble, si les trembles sont bien ce que je crois. Elle paraissait hantée, mais personne n’avait jamais pu le vérifier. On disait qu’elle ne cessait de craquer, de gémir, de siffler, comme si le repos lui était impossible, mais seul le père Grüü aurait pu le dire, lorsque le soir, allongé sur son lit, il contemplait les murs léprosés de sa chambre, dont la tapisserie hors d’âge se déchirait en lambeaux humides. Le père Grüü ne parlait jamais de ses poutres, solives et escaliers vermoulus. Il ne parlait de rien. N’exprimait aucun désir.


D’ailleurs, à quoi bon ? Tout était figé, immuable. Sa maison était isolée au milieu de landes pelées à perte de vue, semées de pierrailles, maudites, où rien de vivant ne semblait croître. Pourtant, on y apercevait parfois quelques vaches squelettiques, ou des spectres de chevaux qui erraient, sinistres, sur la pâleur vitreuse de flaques d’eau.


C’est dans ce pays de fièvres et de cauchemars que vivait le père Grüü. Voilà bien longtemps qu’il ne sursautait plus lorsque, au détour d’un chemin,  surgissait tout à coup un calvaire difforme englué de brumes violacées. Il était entièrement imprégné de la mélancolie de ces lieux. Jusqu’aux poumons. La phtisie l’avait émacié et consumé petit à petit. Avant de disparaître totalement, il ne lui restait qu’un voeu à émettre. Le premier et le dernier.


Mais lequel, déjà ?





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