vendredi, juillet 03, 2009

La bête

Ils étaient venus avec un douze rames. On leur avait indiqué que la bête hantait de nouveau les abords du Borgarfjördr qu’elle dévastait dès le retour de l’été. Elle avait déjà provoqué de nombreuses morts et il fallait l’anéantir.

Il n’y avait donc sur ce bateau que des hommes forts et déterminés à en finir avec le monstre. Ketill la Vapeur avait juré la perte de l’immonde devant ses compagnons parmi lesquels on comptait Bardi le Meurtrier, Grimr le Chauve, Thordr le Braillard et Thorsteinn le Preneur de Morues.
Il y avait même Styrr qui avait commis beaucoup de meurtres sans payer de compensation pour aucun et voulait solder sa dette en tuant la bête.

L’expédition emportait aussi Eyjolfr, une sorte de guerrier-fauve, capable des plus invraisemblables exploits, qui avait la force d’un ours dont il portait la peau en guise d’armure.
Enfin, quelques esclaves choisis pour leur force extraordinaire complétaient l’équipage, dont Svartr le Fort et Thorsteinn Cap-des-Tempêtes haut de deux mètres. Ils habitaient en bas des Einbnabrekkur et s’étaient déjà distingués de nombreuses fois en abattant loups et taureaux enragés.

Ils remontèrent le Borgarfjördr, dépassant Lambastadir et Höfn, puis Thursstadir et Hvanneyrr. Ils dépassèrent aussi Ferjubakki et Grimarsstadir, et accostèrent en face à Ölvaldsstadur.

On fit tirer le bateau à terre dans la crique où Kveld-Ulfr avait échoué l’année précédente, et Thorolfr Caboche-de-Vessie, propriétaire du bateau, accompagné des onze hommes, demanda l’hospitalité à son neveu Bölverkr Pointe-de-Cheville, qui avait hérité là d’une grande ferme où il menait bon train de vie. Ils y furent accueillis joyeusement.

Thuridr, la maîtresse de maison, Geirmundr à la peau d’enfer et Gunnlangr Langue-de-Serpent les placèrent dans la grande salle commune et leur servirent de la bière dans des cornes qu’ils vidaient d’un trait.

Thorgeirr l’Endormi et Thorbjorn le Gros, des gens de la ferme, leur expliquèrent que la bête avait encore frappé et que la précédente expédition pour la détruire s’était soldée par huit morts, tous de vaillants hommes, et pas moins de dix blessés graves dont Gizurr le Blanc au courage légendaire dont il fallut amputer la jambe car elle était à moitié coupée en bas du genou.

Snorri Thorbraudsson avait perdu l’appétit jusqu’à ce que l’on découvre qu’il avait une pointe de flèche qui lui traversait la gorge à la racine de la langue. Thorleïfr le Gouailleur eut du mal à marcher avant qu’on lui ôte le fer de lance qui traversait sa jambe entre le tendon d’Achille et le cou-de-pied au point qu’il ne pouvait plus retirer ses braies.

Quant à Björn, il aurait certainement l’air penché le reste de ses jours, depuis qu’il avait reçu un coup de lame à la base du cou lors de la lutte incessante qu’il menait contre la bête avec ses compagnons.

On ne cita que pour mémoire le cas de Steinthorr qui fut coupé en deux par un coup d’épée au-dessus des hanches.

Pendant ce temps-là, la bête n’avait subi aucun dommage et continuait de les narguer.
Lorsqu’ils furent complètement ivres et pensèrent avoir de ce fait assez de courage pour l’affronter, ils se levèrent, et Thuridr, la maîtresse de maison, leur dit alors – où allez-vous ?

Nous finirons bien par vaincre le monstre, répondit Thordr le Braillard. Vikings, prenez vos armes et suivez-moi.

Thuridr les stoppa en disant que la bête était actuellement dans la pièce à côté de la grande salle commune. Cette affirmation fit perdre à Thorsteinn le Preneur de Morues, Grimr le Chauve, Bardi le Meurtrier et même Eyjolfr, le guerrier-fauve, une part importante de leur superbe.

Il fut décidé d’envoyer les esclaves Svartr le Fort et Thorsteinn Cap-des-Tempêtes en éclaireur en leur promettant l’affranchissement en recommandé, car bien qu’étant de vulgaires esclaves, ils n’en étaient pas moins très intelligents.

Cap-des-Tempêtes entra dans la chambre contiguë à la grande salle commune et en revint presque aussitôt en disant : « On ne dégaine pas une épée pour tuer un moustique ».

En entendant ces mots, Grimr-le-Chauve déclama le poème suivant :

Il m’est bien pénible
De mouvoir ma langue
Face à l’indestructible
Qui nous rend exsangues.

Nombre de guerriers
Ont acquis renommée
En frappant du glaive
Sans relâche ni trêve.

Tous s’attirèrent la fureur
De l’animal piqueur
Se jouant de nos armes
Nous plongeant dans les larmes.

Nous sombrons dans la désespérance
Car l’immonde a osé
Foudroyer à outrance
Nos valeureux guerriers.

Nous avons nourri
L’illusoire espoir
Qu’une épée rougie
Voulait dire victoire.

En voulant traiter
Rudement la bête
Nous avons tranché
Nos jambes et nos têtes.

Il convient de maintenir droit
Le char de la raison
Et de se demander pourquoi
Sont morts nos compagnons.

Cap-des-Tempêtes a bien parlé
Les faits sont authentiques
On ne dégaine pas une épée
Pour tuer un moustique.