mardi, décembre 12, 2023

Plus rien ne sera jamais pareil après une telle découverte

 

Les rayons de dix-huit heures trente ne parvenaient pas à traverser l’épaisse couche de nuages qui s’étaient réunis en concile tragique depuis le début de l’après-midi. Ils avaient soigneusement préparé la pluie annoncée par les journaux à leur quatrième page, derrière un article de fond sur le réchauffement climatique, et juste avant la nécrologie de Marie-Thérèse COOPMAN née NICOLET, décédée à l’âge de 102 ans et six mois, précision on ne peut plus inutile pour la suite de ce récit. 


Ce fut assez soudain. Le ciel se zébra subitement d’éclairs, donnant le signal de départ d’un déluge de pluie mêlée d’agressifs grêlons griffus qui se déversèrent farouchement sur la cité. Ils ricochaient sur les tuiles, débordaient des gouttières engorgées, fouettaient les vitres et traçaient peu à peu de larges cercles humides au plafond des chambres de bonnes, sous les combles. Nul n'aurait pu prévoir que la rue affecterait un jour une physionomie à ce point tourmentée parmi le fracas du tonnerre et le crépitement de la pluie.


Les caniveaux se transformèrent rapidement en torrents boueux et tumultueux qui se précipitaient vers les égouts de la ville. De rares piétons, cramponnés à leurs parapluies, continuaient de courir à leurs occupations quotidiennes, sachant bien au fond, qu'il pleuvrait toujours suffisamment pour faire de la boue, mais jamais assez pour nettoyer les trottoirs.


Protégé par l’abri de bus, Stanley attendait le 218 qui devait le ramener, comme tous les jours de la semaine, dans son petit appartement de banlieue. Le 218 avait du retard, ce qui n’avait rien de surprenant compte tenu des conditions climatiques exceptionnelles. De toutes manières Stanley avait fait sienne une grande vertu : il savait attendre. Toute la semaine, il attendait le dimanche. À son Ministère il attendait de l'avancement, en attendant la retraite. Une fois retraité, il attendrait la mort. Il considérait la vie comme une salle d'attente pour voyageurs de troisième classe. Du moment qu'il avait pris son billet, il ne lui restait plus qu’à laisser passer le temps et regarder l’agitation qui l'entourait. 


Quelques fois, pour tromper l’ennui, Stanley bricolait le week-end, et son imagination lui laissait espérer remporter quelques accessits au concours Lépine. On lui devait déjà le protège moustache, le masque anti-gloutonnerie et les pantoufles lumineuses pour ceux qui se relèvent la nuit. Il était particulièrement fier de sa dernière invention, la voiture à eau, qui ferait rapidement oublier la voiture à bras, disait-il.




C’était l’invention de trop. Celle qui contrariait de puissants intérêts à travers le monde.


Une découverte aussi exceptionnelle peut, seule, faire comprendre la suite de ce récit. Nous hésiterions à le poursuivre, si nous n'étions convaincus que nous nous adressons à des gens au cœur solide, habitués aux rudesses de la vie, et non à ces blêmes habitants des villes dont la tête tourne et l'estomac se vide dès la première contrariété.


Mais de quoi s’agit-il donc enfin ?!?! Inutile de s'impatienter, il faudra attendre la chute de l'histoire pour le savoir.


Le gémissement des freins d’un authentique autocar Vulcan, datant de l’après-guerre, sortit Stanley de sa rêverie. Il était rongé par la rouille et conduit par un vieillard au foie rongé par l’alcool. Celui-ci se pencha à la portière sans vitre du véhicule, et après avoir craché le mégot de gitane maïs qui lui brûlait sa moustache nicotinisée (Ah ! S’il avait eu un protège-moustache, pensa Stanley), il cria aux réfugiés de l’abribus qu’il remplaçait le 218 dont le moteur était noyé. Après un mouvement de recul suivi d’un mouvement de panique, un temps d’hésitation puis un temps de réflexion, le flot des abribusiens quitta l’abri pour ce bus hors d’âge, se précipitant sur ses banquettes défoncées pour échapper aux bourrasques diluviennes de la tempête. Sans qu’ils en aient vraiment conscience, tout cela s’était fait en deux temps trois mouvements ! Personne ne fit davantage attention à une femme, tombée à genoux dans la bousculade, qui aurait dû incarner l’incipit de ce récit, mais passons…


L’autocar, vétuste et bringuebalant, s’ébranla pour trimbaler son chargement de victimes, apeurées par cette phase paroxysmique d’un orage supercellulaire à hautes précipitations et à rotation mésocyclonique. La foudre zébrait constamment un ciel couleur d’encre et ne laissait apercevoir que les squelettes d’arbres frissonnants annonciateurs d’un danger bien plus grand encore.


Le véhicule avait pris un chemin inhabituel que le chauffeur alcoolique justifiait par des routes inondées. Il finit par s’immobiliser devant un bâtiment dont les résidents en blouses blanches étaient tous porteurs de masques anti-gloutonnerie. On expliqua à Stanley qu’il s’agissait de masques FFP2 et il fut invité, comme les autres occupants du bus, à se mettre à l’abri.


Stanley ne ressortira jamais de cet hôpital psychiatrique. Fort heureusement, il savait attendre.


Entrée à l'EHPAD

 

— Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! Docteur, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? cette entrée en EHPAD ? cet asile de malades ?

Le docteur m’a dit : « Faut pas exagérer non plus, c’est juste une petite fuite urinaire, somme toute assez banale à votre âge ». Et puis, cet asile de malades, comme vous dites, est une sympathique garderie médicalisée pour personnes âgées. C’est tout de même mieux que de se faire abandonner dans une station service, vous ne trouvez pas ? »


Ils disent tous cela. Ils présentent les choses à la rigolade, et lorsque vous plongez dans les abimes de la vieillesse — car vous finirez par plonger, ne vous leurrez pas — Et bien, ils vous mettent à la maison de retraite « Ce n’est qu’un au-revoir ». Même le nom est faux ! Tout est faux dans ces maisons là. Moi, je vous le dis : Ne vieillissez pas ! Cela n’apporte aucun avantage ; ni noblesse, ni sagesse, ni tranquillité ! Rien. Comme beaucoup d’autres avant moi, je vais devoir me résoudre à mourir de maladie ou de tristesse, faute d’avoir le courage ou la dignité de me jeter par la fenêtre ou sous les roues du TER. Dès l’approche de la décrépitude, il faudrait quelqu’un pour nous donner le coup de grâce et nous ôter de la circulation, dans l’intérêt du bien public.


J’ai été reçu par le Directeur de l’établissement, un charmant jeune homme qui avait une mine qui lui aurait valu de rafler tous les prix au concours de croque-morts. Il m’a présenté le réfectoire et les couloirs sous leur meilleur jour, c’est à dire pendant la sieste des pensionnaires. A part quelques hurlements lointains, je n’ai rien remarqué de bizarre ce jour-là.


Non, ma véritable visite, je l’ai faite avec Momo, un résistant qui ne désespère pas de prendre le maquis un jour. J’ai fait sa connaissance au réfectoire devant une portion de Royal Sénior servie dans une barquette en plastique. Il flottait dans l’atmosphère surchauffée une odeur de soupe aux choux, une sorte d'exhalaison d’humanité croupissante. Me voyant renifler avec circonspection, il m’a dit que lui aussi avait cru, au début, que tous les sièges étaient équipés de coussins péteurs. On a rigolé et on a voulu trinquer, mais deux types avec des bavoirs qui trinquent avec des verres-canards remplis d’eau tiède, ce n’est pas très festif. Son visage est passé en une fraction de seconde du plaisant au sévère et il m’a dit : «  Quand on prend son pied ici, c’est toujours pour se couper les ongles. Celui qui était quelqu’un avant d’arriver n’est plus personne et celui qui n’était rien — selon les critères homologués du Président de la République — devient moins que rien. Ici, il n’y a que des imbéciles devenus vieux ou des vieux devenus imbéciles qui rêvent encore en francs. On est tous des oubliés, des vulnérables, des cobayes, des tests pour les vaccins anti Covid. On parle devant nous comme si nous n’étions pas là. Nous n’existons déjà plus. Il faut s’habituer aux murs lisses avec leur rampe en bois et aux horaires terrifiants, calculés pour nous fourguer au lit le plus vite possible. Au toilettage, ils changent les couches…»


J’interrompis son énumération des douze plaies de l’EHPAD. — Il n’y a donc aucune distraction ? demandai-je.


— Oh si, bien sûr ! dit-il avec l’apparence d’une âme désespérée. Le mercredi, il y a Philippe, le réanimateur des inanimés. Mais cela a ses limites. Il nous fait toujours les mêmes sondages : Évaluez votre séjour sur terre. Le recommanderiez-vous a un ami ? …On connait toutes les réponses.

Ce qui est plus drôle, par contre, ce sont les courses de fauteuils roulants dans les couloirs. Les infirmières sont de moins en moins nombreuses et de plus en plus pressées. Une fois, il y en a une qui avait chaussé des patins à roulettes. Hélas, il y a de moins en moins de compétitions. Le Directeur craint une inspection. Et puis il y a eu des accidents. Vous auriez vu la tête à Madeleine. D’ailleurs elle ne s’en est pas totalement remise. Venez avec moi. On va aller la voir.


Madeleine était assise à côté de son déambulateur, avec un bavoir autour du cou, dans un réfectoire annexe sans fenêtres, éclairé par un néon à la lumière crue. Elle était seule devant une assiette de poisson et de pommes de terre écrasées. Elle avait droit à un régime spécial mais n’avait rien mangé. D’ailleurs, elle avait déjà retiré ses dents. Sa bouche était rentrée pour la nuit.


À notre arrivée, ses paupières se soulevèrent péniblement, libérant un regard de banquise. Son visage cadavérique était vide de toute expression. D’interminables et angoissants points de suspension se glissèrent entre nous, envahissant l’espace de leur perfide silence.


Soudain, ses yeux s’accrochèrent à moi comme du fil de fer barbelé, comme à une bouée de sauvetage.


Elle susurra d’une voix qui faisait penser à une fuite de gaz, une voix pâle comme sa face : « J’ai terriblement besoin de faire pipi ». Une façon de dire que c’était trop tard.


Une arrivée difficile

 

Pour que je puisse vous décrire ce qui s’est passé dans l’au-delà lorsque je l’ai rejoint, et pour vous en faciliter la compréhension, je dois préalablement vous parler des circonstances très particulières qui m’ont conduit dans ces contrées sujettes à polémiques.


Cela faisait déjà quelques temps que des navettes spatiales embarquaient les plus fortunés vers des planètes plus clémentes que la nôtre. Eux seuls savaient que l’astéroïde FH610WJ devait croiser l’orbite terrestre avant peu.


Les avis étaient très partagés sur la nécessité d’éviter cette collision. Certain estimaient en effet qu’il n’était pas utile d’engager des frais pour une planète qui n’avait plus longtemps à vivre à cause de l’imbécilité de ses occupants. Cependant, le choc devait être d’une telle violence que les éclats de la planète bleue atteindraient le soleil qui, en vertu de la loi du mélange des couleurs, en deviendrait vert, ce à quoi s’opposaient farouchement les habitants d’autres planètes. Il fut donc décidé de faire appel à moi qui paraissais le seul capable, à l’époque, de sauver le monde, ayant échappé aux turpitudes humaines au cours des derniers siècles.


On procéda par conséquent à ma décryogénisation, et après m’avoir donné quelques gifles pour me réveiller tout à fait, on me confia la mission de détourner la trajectoire de FH610WJ.


Afin de mener à bien ma tâche, j’étudiai le fonctionnement de cet astéroïde qui était habité comme beaucoup d’autres. Il était dirigé par une Intelligence Artificielle qui s’adaptait rapidement à toutes les données qu’elle absorbait en permanence, le Big Data, qu’il s’agisse de calculs, d’études ou autres écrits de toutes sortes. Cela n’était pas sans danger ni effets indésirables. Ainsi, la machine avait-elle imposé le communisme à sa population après avoir intégré les ouvrages de Karl Marx.


D’ailleurs sa trajectoire mortelle était consécutive à son ingestion, à la suite d’une mauvaise manipulation commise par un stagiaire en alternance, d’une thèse de science politique qui avait la réputation d’avoir provoqué la mort par infarctus de l’ensemble des membres du jury chargé de la noter. Elle portait sur l’usage du 49.3 et ses détournements au cours du XXI° siècle. Un ouvrage à ne pas mettre entre toutes les mains !


Afin de prendre la machine à son propre piège, j’eus la lumineuse idée de lui donner à copier tous les ouvrages sur le Bouddhisme. Ainsi l’astéroïde allait-il apprendre la futilité de toute chose, cesser sa course échevelée d’étoile filante et accéder à la plénitude du Néant. Dès lors, il ne pourrait que modifier sa trajectoire et se perdre à jamais dans la nuit intergalactique et le silence de l’espace intersidéral. Amen.


Lorsque tout fut prêt et qu’il ne restait plus qu’à appuyer sur la touche « Enter », l’écran de l’ordinateur central afficha « Erreur 404 ». Et voilà comment je suis arrivé dans l’au-delà en même temps que quatorze milliards d’autres terriens. C’était catastrophique. Rendez-vous compte ! Quatorze milliards d’individus en même temps devant la porte de Saint Pierre, seulement assisté de quelques archanges pour gérer la situation.


Il ne pouvait rien m’arriver de pire. Moi, à qui il suffisait de m’approcher d’une file d’attente dans un magasin pour que les codes-barres ne fonctionnent plus, ou que les personnes devant moi aient oublié leur carte bancaire ! Moi qui portais l’oeil, qui étais un porte-poisse. Moi qui choisissais toujours sur l’autoroute la barrière de péage où les automobilistes faisaient  tomber leur monnaie sous leur voiture et ne pouvaient plus ouvrir leur portière. Ou bien ils avaient le bras trop court, ou bien leur carte bancaire était démagnétisée. Parfois même, ils tombaient en panne. Déjà, lorsque j’étais vivant, on me prêtait des pouvoirs maléfiques !


On avait aussi voulu me faire croire que je vivais dans l’illusion de la malchance, que je souffrais du syndrome de Calimero. Et bien les circonstances de ma mort me donnaient raison. J’avais toujours eu en horreur les files d’attente et je devais subir la pire qui soit.


Evidemment, ça n’avançait pas et les morts s’énervaient. Surtout les Européens. Les Asiatiques dont les régimes politiques étaient plus autoritaires, voir dictatoriaux, osaient moins manifester leur mécontentement. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, il n’y avait pas que des terriens dans la file d’attente, mais aussi des individus qui n’auraient pas dénoté dans Avatar ou le Seigneur des annaux. Ça arrivait de toutes parts. Saint Pierre était complètement débordé, d’autant que les contrôles avaient été renforcés. Une grande quantité d’âmes qui n’étaient pas à jour de leurs vaccinations étaient dirigées vers le purgatoire. L’informatisation des registres de Saint Pierre avait pris du retard et l’opposition voyait là une faiblesse à exploiter. Elle en profitait pour critiquer sévèrement la gestion divine.


On se souvient en effet qu’au moment de la Génèse, les choses ne s'étaient pas faites toutes seules. La grosse affaire du défrichement du Chaos était convoitée par diverses puissances. On se souvient en particulier de Gabriel et d'un certain Belzébuth dont les points de vue étaient diamétralement opposés. On ne sait plus au juste à l’aide de quelles corruptions l’Eternel était arrivé à ses fins. La bible est toujours restée très discrète à ce sujet.


Les derniers sondages réalisés par des organismes spécialisés en matière apocalyptique avaient laissé penser qu'une petite fin du monde devait permettre de redistribuer les cartes et que l'Eternel devrait céder sa place à un autre. Les Lucifériens comptaient bien profiter de la situation.


Enfin, je vous passe les détails. C’était un beau bazar ! Mais cela nous changeait peu de ce que nous avions connu sur terre. Comme il n’y avait plus de terriens, le seul avantage était que je n’aurais pas à jouer les fantômes, arrêter les pendules ou faire voler les chaises afin de prouver l’existence de l’au-delà, à ceux auxquels je l’avais promis.


Les sens de Thérèse Benthine

 

Tout fait sens m’avait-on dit. J’avais alors commencé un texte, mais ça partait dans tous les sens. J’évoquais même la hausse du prix de l’essence. C’est vous dire ! Utiliser le mot sens dans tous les sens du terme, ce n’est pas si simple. Il faut garder son bon sens et respecter le sens des mots. Sinon tout devient rapidement insensé.


J’ai donc choisi d’orienter mon récit dans quatre directions et de m’aider pour cela d’une boussole, car selon certaines affirmations de personnes qui se disaient bien renseignées, cet instrument permettait d’aller dans le sens souhaité. Fichtre non ! Foutaise et non-sens ! En réalité, la boussole est une espèce de montre qui indique toujours midi et demie, et puis, même en admettant qu’elle indique le Nord, c’est idiot puisque tout le monde préfère le Sud. J’y ai donc rapidement renoncé. Ou bien je l’ai perdue, je ne sais plus. J’étais déboussolé et n’étais guère avancé. Vous savez ce que l’on ressent dans ces cas-là. J’étais sens dessus dessous. Je suis quelqu’un de sensible.


Touchée par mon infortune, une âme charitable m’a indiqué une baraque, une sorte de bazar situé au fond d’une impasse, qui s’appelait « Au sixième sens ». C’était une vendeuse de sens, dont la boutique était un véritable capharnaüm labyrinthique dans lequel on était sensé trouver tous les sens que l’on désirait. La propriétaire répondait au nom prédestiné de Thérèse Benthine et le moins que l’on puisse dire est qu’elle avait le sens de l’accueil et de l’hospitalité.


— Cher client, si vous cherchez du sens, vous êtes au bon endroit. C’est pour offrir ? me demanda-t-elle, alors que je venais à peine de franchir le seuil de son échoppe.


Je ne comprenais pas bien le sens de sa question, mais je lui répondis cependant que c’était pour moi personnellement, pour ma propre vie.


— Ah, Vous cherchez à donner un sens à votre vie, comme la plupart de mes clients d’ailleurs. Comme disait Sartre, La vie a un sens, si l’on veut bien lui en donner un. Et bien, servez-vous. Le magasin est en libre service, et pour ne pas vous perdre, prenez un sens de l’orientation là, au bout du comptoir. Vous en aurez besoin car la boutique est vaste. Ils sont offerts par la maison. Je ne tiens pas à perdre ma clientèle, conclut-elle dans un rire argentin. Elle avait le sens de l’humour en plus du sens des affaires.


L’endroit était en effet constitué d’une multitude de hauts meubles aux multiples tiroirs, qui formaient des allées étroites dans lesquelles il était cependant possible de se déplacer à double-sens, et qui se croisaient de temps en temps. Chaque tiroir renfermait un sens particulier. Il y en avait des centaines. Peut-être des milliers. Moi qui pensais que nous n’avions que cinq sens, j’étais très surpris. Sur les étagères du haut, il y avait les sens interdits dans des tiroirs fermés à clé. Comment allais-je trouver le mien ? Ma vie n’avait besoin que d’un seul, mais il me fallait trouver le bon.


Le début de mes recherches fut difficile. La vue de tous ces tiroirs m’excitait autant qu’elle m’intriguait. Je visai d’abord un tiroir sensé contenir le sens de l’histoire. En voulant l’attraper, je n’ai pas vu une marche et n’ayant pas le sens de l’équilibre, je suis tombé sous le sens. Je ne sais pas s’il vous est déjà arrivé de recevoir le sens de l’histoire dans la figure. Et bien je peux vous dire que c’est lourd de sens.


Mais passons.


Je ne vais pas vous énumérer tous les sens que j’ai découverts. Il y avait des organes des sens et des rangées entières de sensualités. Il y avait les sens corporels, les sens sociaux ; le sens de la parole, de la pensée, de la chaleur, de la famille ; le sens d’autrui et le sens moral ; le sens pratique et le sens critique. Il y avait des sens propres, des sens figurés et aussi des sens contraires…


Parmi les originalités, il y avait des sens du détail, particulièrement minuscules, et des sens insaisissables. Il y avait aussi un sens unique très onéreux, la rareté en faisant le prix.


Au croisement de deux allées, j’ai trouvé une corbeille à papiers pleine de sanscrits. Ils n’avaient en effet pas leur place ici. Sans doute une erreur de livraison.


Je me suis étonné, auprès de Thérèse, de quelques tiroirs vides. C’est comme cela que j’ai appris qu’il existait des raffineries de sens et que certaines d’entre elles étaient en grève…


Mais passons.


Tous ces sens me donnaient le tournis. Trop de choix ne facilite pas la décision. Quel sens allais-je donc bien pouvoir donner à ma vie ? Devant ma perplexité Thérèse Benthine jugea nécessaire de me venir en aide. Elle plongea sa main dans un coffre placé juste derrière elle, près de la caisse. Il était plein de sens communs. Elle m’en tendit un en m’affirmant que depuis Aristote il avait fait ses preuves. Certes, il ne mettait pas en valeur l’individu, mais le mettait à l’abri des fanatismes. On le nommait parfois le « gros bon sens » et on pouvait l’adopter sans réfléchir.


Je n’étais pas tout à fait convaincu mais je le pris tout de même. Elle me dit qu’elle était obligée d’ajouter un sens obligatoire. Une TVA sans doute.  La note était salée !


vendredi, avril 14, 2023

La rencontre

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. 


Godefroy de la Côte-Rôtie n’avait pas eu une enfance heureuse. Il y a des âmes qui, pour des raisons obscures qui nous échappent, ne sont pas faites pour le bonheur. Jusqu’au jour où une rencontre improbable, alors que vous aviez baissé les bras, vous persuade du contraire.


Pourtant, les choses n’avaient pas été simples. Adolescent, Godefroy était toujours en quête de ce Graal inatteignable. Il était effrayé par ce monde décadent qu’il ne comprenait pas et il ne pouvait se suicider car pour cela il devait obtenir la corde de ses parents.


Il avait longtemps pensé que le bonheur était une chimère, une illusion. Il était parti à sa recherche mais les journées d’échecs se succédaient. Il avait cru pouvoir le trouver dans la vallée du pognon, sur le territoire des hommes-bourses, mais le bonheur n’était pas dans l’argent. D’ailleurs, il avait eu un ami au Q.I. impressionnant, qui avait fait de brillantes études et obtenu un poste très bien payé pour un travail fictif. Il en avait démissionné après avoir gagné le gros lot à l’Euromillion. C’est alors que cet ami commença à se demander si la vie ne finirait pas par lui faire payer cet insolent bonheur, et cela devint si obsessionnel qu’il termina ses jours en hôpital psychiatrique.


Godefroy vivait dans une inquiétude permanente et cherchait vainement des raisons d’être content de son sort. Il était convaincu que l’ile du Bonheur devait se trouver très loin, au milieu de l’océan de la quiétude, inaccessible pour lui. Les années passaient. Il allait devoir s’habituer tout doucement à la vieillesse et à la solitude. Il allait devoir faire l’amour au néant, ne plus voir les femmes ouvrir leur peignoir pour faire jaillir leur poitrine insolente, oublier les filles aux yeux de braise toujours en quête de nouveaux jeux érotiques. Il est toujours pénible, pour un homme chevaleresque comme l’était Godefroy de la Côte-Rôtie, d’être obligé d’éloigner la coupe du bonheur des lèvres de la beauté…


Il devrait progressivement s’acclimater au fantôme qu’il allait devenir, se détacher du commerce et des passions, prendre la route du pas-grand-chose, laisser sa porte ouverte à la mort, se résigner au vide et au désespoir, sans avoir jamais rencontré ce Bonheur tant espéré.


Il était dans cet état d’esprit lorsqu’il rencontra par hasard le Professeur Piqûre. Le célèbre Professeur était un ingénieur chimiste de génie dont les recherches sur la sérotonine, dans le but de rendre les gens heureux, faisaient autorité dans les milieux autorisés. C’est lui qui retira les mains de Godefroy de la Côte Rôtie de la bassine du désespoir.


Ses recherches n’avaient pas été faciles et il avait du rapidement renoncer à sa première méthode qui consistait à créer d’abord une vive souffrance puis à la supprimer d’un seul coup pour atteindre le bonheur absolu. De plus, ses Bonheuromètres qu’il avait commercialisés sous la marque « Yoopi » n’étaient pas fiables. Leurs capteurs de dopamine étaient défaillants. Mais ses efforts furent enfin récompensés avec la mise au point du Suppositoire du Bonheur.


Une réussite totale. À condition de se l’enfoncer bien profond.



Le clou


L’histoire que je vais vous raconter s’est passée il y a très longtemps sur le territoire de la municipalité d’Avannaata, au Groenland, pas très loin de son chef-lieu Ilulissat. Enfin, quand je dis pas très loin, c’est façon de parler, car les déplacements en chiens de traineau, dans cette succursale du Pôle Nord faite de neige et de glace, n’étaient pas une sinécure. Après des kilomètres et des heures de blizzard, les trappeurs et autres voyageurs étaient heureux et soulagés de trouver la cabane de la mère Astrid perdue au milieu des congères.


Derrière ses vitres cernées de givre, il était possible d’y manger de la saucisse d'ours et de l’orignal, mais ce qui réchauffait le plus le coeur, c’était sa vodka, son whisky, et tous ces réveille-morts que l’on administrait aux gars qui ne tenaient plus à la vie que par un fil, après leurs rencontres avec les ours blancs. 


Dans ces contrées reculées où l’homme se trouve sans cesse confronté aux rudesses du climat, les caractères sont bien trempés, portés à la contradiction et à l’entêtement, susceptibles et bourrus, quand ils ne sont pas superstitieux. L’alcool aidant, les rixes et les explications musclées sont fréquentes dès que deux philosophies ne parviennent pas à s’entendre sur la meilleure façon de méditer sur l’existence. 


Aussi, la mère Astrid avait-elle une recette miracle pour ressusciter les philosophes en difficulté. Il suffisait de faire bouillir un bol de lait, d’y tremper un gros clou de charpente rouillé et ensuite de le boire. Le fer oxydé provoquait une réaction chimique et le résultat, c’était que, quelques heures plus tard, vous étiez sur pied. D’ailleurs, il y avait toujours dans un coin de la cambuse une planche généreusement cloutée, récupérée d’une vieille soupente.


Or, un jour de décembre, après qu’ils eurent atteint un taux d’alcoolémie suspect, un différend sérieux vint à oppose Harald à Fjordur.  


Harald s’était fait traité par Fjordur de petit résidu à face de crevette, et venait de recevoir deux coquards dignes d’être encadrés. Il voyait trente-six aurores boréales en Technicolor et avait le Choeur de l’armée rouge qui lui chantait dans la tête. Surprise d’être encore en état de marche, la petite gargouille naine qui ressemblait à un poisson mort un instant auparavant, se transforma soudain en gorille prêt à tout.


Harald se redressa avec une énergie que l’on n’aurait jamais soupçonnée chez un lutin édenté aussi mal en point, glissa sa main dans son pantalon pour y remettre en place ce qui devait l’être, et jura à Fjordur avec l’apparence d’apoplexie imminente, qu’il allait graver ses initiales sur son front avec un hachoir.


S’en suivit un combat acharné où chacun se battait avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteack.


Les autres regardaient défiler la bagarre en fumant silencieusement leur pipe.


Contraint par Harald à un atterrissage forcé dans l’angle de la cabane, le hurlement de Fjordur rappela à tous qu’un clou de deux pouces sortait à l’extrémité de la planche qui servait à la recette de la mère Astrid.


La paresse de William

 

William Thacheray était un paresseux. Un vrai. À ne pas confondre avec le banal paresseux, assez hypocrite pour travailler juste ce qu’il faut pour masquer sa paresse. Non ! William Thackeraie n’avait même pas le courage d’écrire deux fois son nom avec la même orthographe. À quoi bon ? À quoi cela pouvait-il bien servir ? À rien. Il en était convaincu. Il était philosophe. Voilà le titre, le métier, la profession, la carte de visite qu’il s’était donné. Philosophe ! C’était tout dire. Cela dissimulait parfaitement son manque d’ambition et son refus de la lutte. Il disait que le travail était réservé aux hommes médiocres, l’intelligence permettant de s’en éloigner car il n’y avait rien à attendre du travail, ni gloire, ni argent, ni reconnaissance, ni consolation. Il n’était que le produit d’une société en effervescence qui l’avait érigé en valeur première avec sa monstrueuse excroissance, le dépassement de soi. En résumé, il se sentait beaucoup mieux en position horizontale.


Il pouvait lui arriver de lire, ce qui lui évitait de penser. C’est fatiguant de penser. Il faisait confiance aux autres, se laissait guider et adoptait sans discuter ce qu’on lui imposait sans prendre la peine de contrôler quoi que ce soit. Dans une certaine mesure, il était obéissant. L’obéissance n’est-elle pas en quelque sorte une forme canonisée de la paresse ? Dans un contexte où il était question de remettre la France au travail en reculant l’âge de départ à la retraite, il était d’accord avec les décisions gouvernementales, pour que l’on oblige les autres à travailler davantage, car la paresse des autres était une menace pour la sienne. Et puis, il ne se lassait jamais de regarder les autres travailler.


En fait, Thaqueray avait un fond méchant. Un cerveau plein de paresse n’est-il pas l’atelier du diable ? Il était méchant, mais personne ne le savait car un méchant paresseux reste le plus souvent inoffensif. La paresse dissuade de pousser la méchanceté trop loin. Il enviait les succès des autres et il attendait la chance, seul outil qui pouvait le sauver de sa paresse. Hélas, elle tardait à venir. Il l’appelait de tous ses voeux car il craignait une vieillesse misérable. Ne dit-on pas que la paresse chemine si lentement que la pauvreté la rattrape ? Jeunesse paresseuse, vieillesse pouilleuse ! Cette perspective le mettait dans un état d’inquiétude permanent.


Evidemment, il disait avoir toujours envie de faire quelque chose, mais ne faisait jamais rien. Il s’ennuyait, et l’ennui amène les ennuis, voilà ce qui lui fatiguait le cerveau. Perdre son temps est une occupation des plus fatigantes. L’ennui l’angoissait. L’ennui nuit, c’est une terrible maladie. Il ne pensait pas qu’il puisse être si cruel. 


L’ennui est le tombeau de tous les sentiments. Takerè existait sans vivre. Il s’ennuyait mortellement et il en mourut. 


La promenade dominicale

Tous les dimanches Monsieur et Madame March vont se promener avec leurs quatre filles, Margaret, Joséphine, Elisabeth et Amy. Quel que soit le temps. Quand on s’appelle March, on aime naturellement marcher sans se préoccuper de la météorologie. D’ailleurs, cette promenade dominicale est une promenade digestive. Elle est nécessaire, obligatoire et indispensable, car les repas dominicaux chez les March sont chaque fois de véritables banquets. Il y a toujours plusieurs entrées, du gibier ou une volaille, le trou normand, puis les poissons, les fromages et plusieurs desserts avant le café, le pousse-café et les cigares. On sait vivre chez les March. On aime la bonne chère et on prend du bon temps. On profite. Quand arrive le moment des liqueurs, il y a longtemps que les filles ont quitté la table pour aller jouer dans le parc.


Mais au milieu de l’après-midi, elles doivent abandonner leurs jeux et leurs poupées pour la sacro-sainte promenade familiale. C’est que le ventre de M. March porte les stigmates de ses ripailles riches en graisses et en sucres, et il convient autant que faire se peut d’éliminer quelques calories excédentaires. Oh ! Assez raisonnablement. M. March pense qu’une balade de trois mille pas suffira. Avec une marge d’erreur de plus ou moins dix pour cent. C’est la petite Amy qui est chargée de les compter. Elle se fait parfois aider par sa soeur Elisabeth, ce qui provoque des discussions à n’en plus finir en cas de désaccord.


M. March est devant. C’est toujours lui qui ouvre la marche. Il dit en plaisantant que Madame March n’accepterait pas que ce soit quelqu’un d’autre. Plus sérieusement, il dit que c’est normal parce qu’il est le chef de famille, et qu’il doit passer devant en éclaireur pour la protéger. Ses quatre filles trouvent cela ridicule car ils font toujours la même balade. Elles se demandent bien quelle mauvaise surprise cette promenade pourrait leur réserver. Madame March, très soumise à son mari, se contente de hausser les épaules.


Le danger pourrait venir de Monsieur Magloire, car Monsieur Magloire n’aime pas que l’on traverse ses champs, surtout en été, lorsque les blés arrivent à maturité et que l’époque des moissons va commencer. Il a déjà assez de soucis comme ça avec les sangliers. D’ailleurs, il ne se sépare jamais de son fusil de chasse et quelques voisins ont affirmé qu’il avait la gâchette facile. Mais cela n’arrête pas M. March, et ce n’est pas un coup de gros sel qui le fera dévier de son parcours habituel.


Margaret surveille quand même du coin de l’oeil. Elle n’est pas très rassurée. On ne sait jamais. Elle emporte son filet à mouches. Cela lui sert de prétexte pour surveiller de tous côtés. C’est comme un filet à papillons, mais avec une maille beaucoup plus serrée, pour attraper les mouches en été. C’est que M. March, pour se détendre mais aussi pour éprouver son autorité et son pouvoir de persuasion, est dompteur de mouches à ses heures perdues. C’est son loisir. C’est un original, M. March.