samedi, décembre 22, 2012

Les gnomes à l'huile de tourneboule


Inutile de dire que mon visiteur était très déçu de ne pouvoir utiliser mon nègre pour réaliser ses exercices d'écriture.

Il marchera mieux un jour prochain, l'assurai-je. Il fait l'objet de toute mon attention et je réglerai bien vite ce léger problème qui m'empêche de partir à la conquête d'un marché prometteur.  Il faut passer cette période de rodage.

Pour oublier cette petite déception, je vais vous faire déguster un ou deux gnomes à l'huile de tourneboule. Vous m'en direz des nouvelles ! Il s'agit d'une délicieuse gourmandise dont se régalait déjà mon trisaïeul lorsqu'il était à la fac. Celui-là même qui a inventé le nègre.

J'ouvris donc une boite qui me restait de l'ancêtre, mais la date de péremption était largement dépassée et, visiblement, mes gnomes n'étaient plus très frais.

Le cauchemar continuait.

Je bafouillai quelques mots d'excuse, mais mes paroles furent emportées au loin par l'expression subite de son hilarité. De toute évidence, mon visiteur était convaincu de se trouver chez des personnes dont toutes les parties du cerveau n'étaient pas correctement reliées entre elles. Son visage passa rapidement du plaisant au sévère et il me lança un regard glacé, les lèvres pincées comme s'il venait de sucer un citron pas mûr.

Gêné, je baissai les yeux et constatai avec effarement que le lacet de sa chaussure gauche était deux fois plus court que celui de sa chaussure droite.

Je sais ce qu'il vous faut, lui dis-je : une machine à fabriquer les lacets de chaussures.

Il fit demi tour et partit en courant.


La machine


Voilà bien une heure  que je déambulais dans les rues de mon quartier, ne sachant que faire en attendant la nouvelle distribution de mots d'Olivia. J'étais sur le point de regagner mon domicile lorsqu'un inconnu courut derrière moi et me tapa sur l'épaule en disant : "Félicitations pour votre dernière prestation, c'était du grand art".

Constatant sur mon visage l'air ahuri de l'homme qui a eu ri mais ne rit plus, il renchérit : "Je veux parler de votre dernier exercice d'écriture sur "Désir d'histoires". J'ai lu les commentaires élogieux qui en ont été faits. Je partage, je partage…"

Certes, l'occasion était belle pour plastronner, me pavaner, abonder dans son sens en lui fournissant, sans compter, des formules lapidaires résumant magnifiquement ses propos dithyrambiques, mais vous me connaissez, j'ai préféré le mettre en garde contre les opinions hâtives, péremptoires, irréfléchies et les éloges excessifs.

-- Je n'ai aucun mérite, lui dis-je, une machine fait les exercices pour moi.

-- Ah, ça ! Une machine ? Vous voulez dire une astuce, un procédé, un truc quoi. Ce qui s'appelle l'expérience…

De toute évidence, l'ahurissement avait changé de bord.

-- Non, non, j'ai bien dit : "une machine" lui redis-je bien. Mon trisaïeul l'inventa au début du XIX° siècle et je m'emploie actuellement à la perfectionner. Nous sommes arrivés devant ma porte. Si vous avez quelques instants, je vous montre l'objet.

-- Je courais à la pharmacie pour soulager ma belle-mère qui se tord de douleurs, mais il est des devoirs de curiosité dont on ne peut s'affranchir. Je brûle de voir cette merveille, dit-il sur un ton etnesque, strombolique, vésuvien.

 Amis lecteurs, dont les yeux avides et exorbités parcourent ces lignes, je vous invite à découvrir en même temps que mon visiteur impromptu, cette surprenante, incroyable et époustouflante machine. L'objet, de petite taille, est de couleur noire (ce qui donnait à mon trisaïeul une raison supplémentaire de l'appeler "Le nègre") et a la forme d'un cube. Dans son étonnante simplicité, comme le sont habituellement les objets magiques, il ne laisse apparaître qu'une manivelle et deux fentes ne permettant le passage que d'une feuille de papier.

-- L'utilisation est enfantine, expliquai-je. Il suffit d'inscrire les mots souhaités ou imposés sur une feuille de papier que l'on glisse de ce côté du nègre, puis de tourner la manivelle jusqu'à ce que la feuille ressorte par l'autre fente, avec un exercice entièrement rédigé. Pas la peine de se fendre davantage. L'opération ne prend guère plus d'une minute.

La bouche de mon visiteur s’ouvrait et se fermait comme celle d’un poisson rouge tombé du bocal.

-- Une petite démonstration sera plus parlante, dis-je, tout en inscrivant quelques mots sur un bloc posé à côté du nègre.

J'avais écrit les premiers mots me venant à l'esprit : père, or, pauvre, mur, monde et oeil. Je détachai la feuille du bloc et l'engageai dans une fente de la machine. Mon visiteur surveillait chacun de mes gestes et cherchait à comprendre sans oser intervenir. Je tournai la manivelle jusqu'à ce que la feuille ressorte de l'autre côté. Lorsqu'elle fut entièrement sortie, je la lui tendis sans même la regarder.

-- Que lisez-vous à présent ? Lui demandai-je.

-- Il est écrit : "Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! Que c’est beau ! On dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs »".

En lisant cette phrase parfaitement composée, ses yeux sortaient de sa tête comme ceux d'un escargot. Incroyable, incroyable, incroyable, répétait-il sans pouvoir articuler autre chose.

Je ne réussis à interrompre ce chapelet d'incroyables qu'en lui proposant de parfaire la démonstration avec la dernière récolte d'Olivia qui venait d'arriver. Voilà qui écartait toute suspicion de manipulation et tout trucage.

Je copiai rapidement une partie de cette sélection : bras, malheur, soutenir et provincial, que la machine me restitua dans la phrase "Il soutint ce provincial accablé de malheurs en lui prenant le bras".

Laissez-moi essayer, supplia mon visiteur. Il prit une feuille du bloc et recopia avec le crayon que je lui tendais les mots partout, corail, emprise, verre et goût. Il s'appliqua du mieux qu'il put et lut sur la feuille qui s'exfiltra lentement de la machine "Partout le goût du corail emprise du verre".

-- Mais ça ne veut rien dire ! S'exclama-t-il.

-- Evidemment ! Cette phrase ne veut rien dire. C'est bien là mon problème. Pour une raison incompréhensible, le nègre ne marche qu'avec moi. Vous pensez bien que dans le cas contraire, il y a longtemps que j'aurais commercialisé cette machine, au risque de me faire accuser de nouvelle traite des noirs.

La femme brune


Alors qu'il regardait les actualités à la télévision, il remarqua une femme brune dans la foule des badauds. Le lendemain, au cours d'un match de tennis, il crut reconnaître la même personne parmi les spectateurs. Il n'y prêta pas trop d'attention, mais lorsque le jour suivant, au cours d'un journal télévisé, il vit encore la même personne sur les lieux d'un accident qui s'était produit dans un pays étranger, il fut très intrigué.

Cela commença à l'inquiéter en constatant que cette femme anglaise apparaissait dans toutes les émissions qu'il regardait à la télévision, qu'il s'agisse de jeux, d'actualités ou de reportages. Devenait-il fou ?

Il se confia à sa femme qui mit cela sur le compte de la fatigue. Les morsures du temps sont plus violentes après une vie d'excès et de bagatelle. Il ferait mieux de s'oxygéner et d'aller pêcher à la ligne plutôt que de passer son temps à regarder des émissions de télévision dans un fauteuil à roulettes. D'ailleurs, elle était désolée, mais elle ne voyait jamais cette personne qu'il prétendait voir. Il avait beau mettre son doigt sur le petit écran pour la lui montrer, c'était toujours ou trop tard ou trop petit ou trop flou.

Il ne voulait plus rater une émission. C'était passionnel. Il devenait irritable et n'était pas à prendre avec des pincettes. Il bégayait, bafouillait, faisait des lapsus. Il accepta finalement de consulter un psychiatre, sur l'insistance de sa femme, après un reportage où il était question d'une anglaise en exil qui peignait des hortensias sur des médaillons et des verrines. Un concept original, mais toujours cette même personne, évidemment.

Il crut défaillir en entrant dans le cabinet du docteur. Elle était là, devant lui, cette femme brune des émissions de télévision. Elle lui parlait en anglais.

Elle tenait une arme à la main et lui expliquait qu'elle devait le faire disparaître, ne pouvant se permettre d'être démasquée. Il sut qu'il était mort car il comprenait tout ce qu'elle disait alors qu'il n'avait jamais parlé l'anglais.