mardi, décembre 14, 2021

Un violent corps à corps

 

Me croirez-vous si je vous dis que j’ai eu un violent corps à corps sur la margelle d’une fontaine  avec un lutin édenté sous le regard indifférent de la lune bleue ?


Ne riez pas, esprits superficiels ! Si les quatre thèmes imposés du mois de décembre sont réunis dans ce terrible événement, cela est pure coïncidence et un coup du Destin qui nous attend toujours au coin de la rue, matraque à la main.


Ah ! Vous me croyez ? J’avoue que je m’attendais plutôt à une réponse négative de votre part.


Alors, bien sûr, vous souhaitez que je vous raconte les circonstances qui m’ont conduit jusqu’à cette fontaine, et amené à rencontrer un lutin édenté et à l’anus artificiel. Je vais donc vous narrer par le menu, service compris et sans supplément, ce qui s’est passé ce soir-là. Ce n’est pas que la chose comporte un intérêt excessif, je n’ai pas la vanité de penser que ma vie puisse offrir le moindre intérêt, ou le plus petit agrément à être racontée, mais ça tiendra de la place et je ne perds pas de vue que mon récit doit « viser les trois mille signes, espaces compris ».


Donc, cela s’est passé au terme d’un cycle de conférences du plus haut intérêt auquel je participais. Les premiers sujets traités concernèrent l’influence de l’hippopotame sur le niveau des fleuves, puis  celle des plissements alpins de l’ère tertiaire sur la fabrication des crèmes antirides.


Ma prestation fut d’autant plus enthousiasmante qu’elle intervenait après celle d’un orateur atteint de troubles psychotiques sévères qui parla des massages tantriques pour s’élever jusqu’à Vishnou pendant la période brahmanique post-shivaïque. Après une violente philippique, ce mythologue mythomane saoula son auditoire d’enveloppantes circonlocutions pleines d’anacoluthes et de pédantes tapinoses. Aussi, le public fut-il soulagé lorsque vint mon tour pour lui parler de la constipation, des occlusions intestinales et de la terrible apopathodiaphulatophobie. C’est un sujet que je maitrise bien et je peux me vanter de n’avoir jamais glissé dans la diarrhée verbale. Mon générateur d’effets waouh, wahou, whaou, ouaouh, ouahou, tournait à plein régime. La foule applaudissait à tout rompre. Je suis habitué aux hourras. Il suffit d’attendre que la poussière retombe. Lorsque le plâtre cessa de tomber du plafond, je pus entamer la dernière partie de mon propos concernant le grand projet de transit intestinal.


C’est à ce moment-là que cet affreux lutin, cet abominable homme de Noël, voulut m’apporter la contradiction. Il prétendait qu’il avait un anus artificiel Bluetooth, ce qui le dispensait de se déplacer pour faire ses besoins. 


Nous approchions du vingt-cinq décembre et il y avait des Pères Noël partout. Autant vous dire qu’ils n’étaient pas là par hasard. Avec tous ces Pères Noël dans la salle, j’ai vu rouge et je suis sorti m’expliquer dehors avec ce lutin morveux. J’ai pour principe de ne jamais laisser Pandore ouvrir sa boite pendant mes conférences.


Après un atterrissage forcé sur la margelle de la fontaine, il m’avoua qu’il avait été perturbé par sa jeunesse d’enfant sauvage élevé par un couple de crapauds.


Derrière le mur

 


— Alors, Simplicius, est-il exact que la terre bouge ?


— Taisez-vous, malheureux ! Evidemment pas ! 

Me croyez-vous assez obscurantiste, Salviati, et assez complotiste, pour imaginer comme ce fou de Giordano Bruno, que la terre n’est pas immobile ? Cet adepte du copernicanisme ne méritait que le bûcher qui l’a emporté en fumée. Figurez-vous qu’il étudiait depuis des années le De Revolutionibus Orbium Coelestium !


D’ailleurs, ce bon Galilée est revenu sur cette théorie dont il prétendait détenir des preuves. Sans mauvais jeu de mots, vous admettrez qu’affirmer que la terre bouge, c’est le monde à l’envers. Il s’est rétracté de justesse devant le Tribunal de l’Inquisition car cela sentait le roussi pour lui. Il s’est abjuré sur le fil ! Et quand je dis « sur le fil », c’était vraiment « sur le fil », in extrémis si vous préférez, et le Tribunal, dans sa grande bienveillance, s’est contenté de l’assigner à résidence.

Au demeurant, nous avons pu anéantir ces théories fantaisistes en apportant la preuve du contraire.


— Comment cela ?


— Un cousin de ma belle-soeur nous a rapporté qu’un mousse, ayant servi sur le Don de Dieu, ce navire de cent cinquante tonneaux parti à la découverte de nouveaux mondes, a raconté que le bateau avait du faire demi tour après avoir rencontré un mur en haute mer. Un mur impossible à contourner. Un mur infranchissable.


— Et qu’y avait-il derrière ce mur ?


— Qu’y avait-il derrière ce mur ? Vous en avez de bonnes, vous. Comment voulez-vous que je le sache ? Le vide, certainement. Suggérez-vous de l’abattre ? Nul ne souhaite que les océans se déversent dans l’abîme ! Enfin, Salviati, réfléchissez deux secondes !



mardi, octobre 19, 2021

Bambaruush


 Après un long voyage de quelques années-lumière, notre engin était sur le point de se poser sur Bambaruush, une planète qui tourne autour de Mazaalai dans la constellation de la Grande Ourse. Elle suscitait le plus grand intérêt du milieu scientifique qui pensait avoir intercepté des tentatives de communication, ce qui laissait penser qu’elle était habitée.


Notre mission consistait par conséquent à le vérifier et nous aurions pu confirmer cette supposition dès notre approche car nous fûmes la cible d’une attaque surprise lors de l’abambaruushage.


Notre vaisseau spatial était criblé d’impacts de boulets de canons projetés depuis une caverne logée sur le plus haut sommet de la planète, mais ceux-ci ne lui causaient pas le moindre dommage. Nous parvînmes à nous poser sur un plateau recouvert de nappes de brouillard qui nous dissimulèrent, le temps d'envoyer une escouade d’androïdes éclaireurs pour reconnaitre le terrain et évaluer les risques à s’aventurer sur cette planète inhospitalière.


Nous suivions attentivement leur progression sur nos écrans de contrôle. Nous avions cru être agressés par des drones avant de comprendre que nous étions le jouet de jouets. Toute la collection Star Wars de chez Lego nous pilonnait, l’Impérial Star Destroyer en tête. Au sol, et à perte de vue s’avançaient sur nous les grenadiers de la garde napoléonienne, quelques poilus de la première guerre mondiale et même une tribu d’indiens, dans le plus grand désordre et une confusion extrême. Tout cela paraissait si dérisoire que nous ne songeâmes pas à riposter. Le danger venait plutôt de la quantité d’individus qui s’agglutinaient sur notre vaisseau comme les fourmis recouvrent un cadavre dans la forêt vierge. Il y avait en arrière plan des licornes blanches aux ailes couleur arc-en-ciel, des peluches de toutes tailles et des Pokémons en grande quantité. Tout ce petit monde était constamment approvisionné par des trains entiers de ravitaillements confectionnés par des poupées Barbie.


Ce que nous avions pris pour des montagnes et des vallées n’étaient que des puzzles géant en 3D qui s’effondraient les uns après les autres sous les projectiles des frondes et des catapultes. Afin que cette situation ne dégénère pas, nous sollicitâmes une trêve et obtinrent un entretien avec Super Mario et Harry Potter auxquels nous fîmes part de nos intentions pacifiques.


Ils nous expliquèrent que dès le mois d’octobre ils recevaient chaque année la visite de petits individus qui, sous l’autorité d’un vieux barbu habillé en rouge, pillaient leur planète et repartaient avec un important butin et de nombreux prisonniers sur des traineaux tirés par des rênes intergalactiques. Cela n’avait que trop duré !


samedi, octobre 09, 2021

Les feuilles d'automne


 Ah ! Mes amis, je suis contente de vous retrouver sur cette retenue d’eau. La chute n’est pas loin et qui sait ce que l’on deviendra lorsque nous l’aurons passée ? D’où venez-vous ? Je vous trouve tristes mines et ridées ! Et vous autres, là-bas, près des roseaux, étiez-vous trop exposées au soleil pour être aussi rouges ?


— Eh ! Curieuse ! On t’en pose des questions, nous ? Tu vois bien que l’on se repose. On est toutes fatiguées de s’être accrochées à la branche jusqu’à la limite de nos forces ! La saison a été dure. Coups de vent, orages, pluies diluviennes… Les saisons ne se font plus ! Toi, tu as l’air encore en forme. Comment fais-tu ?


— Oh ! Je n’ai pas de mérite. Je suis née sous un saule pleureur. N’imaginez pas que c’est triste. J’étais protégée par les copines des intempéries et je me balançais tranquillement au dessus de la rivière qui me roucoulait de petites chansons. La belle vie ! J’avoue que l’automne n’est pas ma saison préférée. On résiste, on résiste, mais il finit toujours par avoir le dernier mot. J’ai du quitter mon saule et me laisser porter au fil de l’eau. Je me demande si ce n’est pas pour cela qu’il pleure. C’est un arbre sentimental. Il ne se remet jamais de la perte de toutes ses feuillent qui le quittent en se jetant de désespoir dans la rivière.


Une feuille d’érable, très rouge, qui écoutait la conversation, crut bon de préciser que la vie était encore plus dure pour celles qui ne poussaient pas au dessus d’une rivière. Le vent aigre d’automne prenait un malin plaisir à les faire tourbillonner. Elles ne savaient jamais où elles allaient atterrir, et parfois, on les ramassait à la pelle !


Comme dans la chanson.


mardi, septembre 28, 2021

Le nanomètre

 

Je m’étais réfugié au Cercle. Oh ! Un simple club de vieux grincheux qui se réunissent pour ronchonner ensemble et se plaindre des dernières taxes inventées par le gouvernement.


Mais bon, il tombait une pluie fine et glacée, porteuse de congestions pulmonaires et poussée par un vent aigre venu d’Angleterre, alors…


Et puis Nestor nous y sert une absinthe de toute première qualité. Il n’a pas son pareil pour la servir avec un sourire obséquieux et quelques flatteries de circonstance propres à gonfler votre vanité et ses pourboires.


Comme les autres membres de notre Cercle, je me donnais l’air de réfléchir à des choses profondes, les yeux vagues, dans la position du penseur de Rodin. N’imaginez pas, cependant, que tous les membres du club se trouvaient dans la position du penseur de Rodin.


En réalité, je ne pensais à rien, sauf peut-être à la météo déplorable qui m’avait poussé dans ce fauteuil, lorsqu’un individu s’effondra dans le fauteuil voisin avec un soupir qui semblait venir de la plante de ses pieds. Je me tournai vers lui comme le ver de terre sur lequel on a marché, et m’entendis crier : « Mais c’est Théophraste Blansec ! ». Je n’avais rien trouvé d’autre à dire pour la bonne et simple raison qu’il s’agissait bel et bien de Théophraste Blansec. Un prénom inoubliable, - le même que Renaudot -, et un nom à l’opposé de ses habitudes.


J’avais certainement le visage de la surprise, mais Théophraste, lui, gardait toujours l’expression de quelqu’un qui se demande combien de temps il pourra encore supporter la dureté de l’existence. Il ne s’exprimait que du côté bâbord de son orifice buccal, ce qui nécessitait de se placer correctement pour comprendre ce qu’il disait.


— Je vous fais servir la même chose que d’habitude, Théophraste ?

— Bien sûr, un verre de vin rouge…

— Alors ?

— Alors quoi ?

— Cette exposition sur les nouvelles technologies ! Elle est bien ?

— Bof ! C’est une idée saugrenue.

— Ah bon ! Pourquoi ?

— Tout à fait identique à celle que nous avions vue il y a vingt ans.

— Ah non ! Théophraste (j’aime bien répéter son prénom désuet), il y a vingt ans, il s’agissait d’une exposition de science fiction…

— C’est bien ce que je dis. Aucune différence ! On y voit des lunettes de réalité virtuelle, des tatouages interactifs avec la domotique, des squelettes à la Robocop, et j’en passe…


C’est alors que nous fûmes arrachés à notre étonnement réciproque par un individu barbu et ventripotent qui nous écoutait à la dérobée, et qui affirma : « — Eh bien ! Moi, j’ai vu plus fort que ça encore. Un circuit intégré imprimé sur un support de deux nanomètres ! ».


Nous avions une vague idée de ce que pouvait être un circuit intégré, à condition de rester dans les généralités, mais le nanomètre nous parlait peu. Nous lui en fîmes la remarque.


— Le nanomètre, mes amis, c’est à peu près aussi long que votre ongle grandit en une seconde.


Nous savions cela ridicule, mais nous avons tous regardé nos ongles comme si nous allions les voir pousser de quelques nanomètres. 


Le barbu, dont le front démesuré indiquait la puissance cérébrale, et qui, de toute évidence, cherchait à engager la conversation, ajouta : « Savez-vous que sur une puce de la taille d’un ongle et épaisse de deux nanomètres, on est capable, aujourd’hui, d’imprimer cinquante milliards de transistors ? ».


Ces notions ne parvenaient pas à percer la carapace de béton qui enrobait notre cervelle. Lui non plus, d’ailleurs, ne pénétrerait jamais notre Cercle très fermé. Il était beaucoup trop savant pour nous.


jeudi, juillet 01, 2021

À la belle étoile


Toujours prêt à rendre service, Norbert conduisait Églantine chez une amie qui l’avait invitée à passer l’été dans sa gentilhommière. La décapotable roulait à vive allure sous un océan de ciel bleu. À droite et à gauche, la campagne semblait emportée dans une course folle, et avec elle, les laboureurs qui travaillaient aux champs.


Pourquoi dites-vous, Norbert, que notre génération sera la dernière à avoir connu les joues posées sur des oeufs ?


Je ne dis pas cela, Églantine. Je dis : « les jougs posés sur des boeufs ». Aujourd’hui, il n’y a plus que des tracteurs qui tirent les charrues.


Ah ! Vous aimez la campagne, Norbert ! Cela se voit. Allons dormir à la belle étoile et je vous montrerai mon hangar à fourrage.


Norbert fut ébranlé comme s’il était tombé d’un train d’ébahissement sur les rails de sa stupéfaction. Il connaissait Églantine comme une fille simple et directe, mais il avait aperçu dans son regard de merlan frit marié à une vache qui rumine, une étincelle de salacité qui révélait chez la donzelle une libido en fusion. Elle avait des yeux ronds, une bouche lippue et un triple menton qui s’épanouissait sur sa poitrine surabondante. De longues effluves musquées montaient des profondeurs de son corsage chaque fois qu’elle poussait de languissants soupirs accompagnés d’oeillades appuyées dans sa direction.


La stupeur s’effaçant rapidement pour laisser place à la terreur, Norbert était comme tous ces gens qui habitent à côté d’un volcan entrant en éruption et qui doivent trouver immédiatement une solution. Son cerveau cliquetait plus rapidement qu’un ordinateur. Un bref instant, lui vint à la tête une montée de cette lubricité fangeuse qui hante les rêveries de certains très jeunes hommes et de quelques vieux dégoûtants. Il songea expédier prestement l’affaire comme on s’acquitte d’une incontournable épreuve.


Il eut préféré une issue plus poétique et ne pas désoler le silence de la nuit et les pudeurs de la lune par de hideuses amours, mais aucune solution de rechange ne lui venait à l’esprit. Il lui parut alors indispensable de commencer par s’anesthésier au moyen d’un béatifiant liquide apte à lui modifier radicalement sa vision du monde.


Le jour commençait à décliner lorsqu’il s’arrêta sur la place de l’un de ces innombrables villages qui peuplent nos campagnes et dont le seul commerce est un bar-tabac-presse-épicerie-droguerie-poste et dépôts divers.


Quelle que soit l’horreur des circonstances et si nombreuses soient les flèches de la mauvaise fortune, Norbert pouvait toujours compter sur une chance insolente qui lui évitait de souffrir des pièges tendus par le Destin. Il aperçut de l’autre côté de la place, juste derrière une statue qui accueillait les merdes des pigeons avec une sérénité de bronze, l’unique auberge de l’endroit, dont l’enseigne affichait en toute simplicité : « À la belle étoile ».


Il semblait que la Providence essayait de mettre un peu de vaseline sur une situation scabreuse, mais dès l’approche du bâtiment il fut évident que l’étoile de son enseigne était la seule que l’établissement pouvait s’offrir, sans espoir du plus petit label touristique.


Suivi d’Églantine, une bouteille de whisky dans une poche, et de mort-aux-rats dans l’autre, Norbert pénétra dans ce qui lui parut être un bouge rivalisant en senteurs fauves avec les urinoirs. Un monstre surgi de nulle part lui hurla au visage, dans une haleine de soupe aux choux mêlée à des relents de vinaigre : « C’EST FERMÉ !!! ».



Le figurant


Profession ? Demanda le policier Dupontel.


Figurant, répondit le prévenu. Albert avait en effet été prévenu que tout ce qu’il dirait pourrait être retenu contre lui, et qu’il valait mieux pour lui d’être prévenu que retenu. Une leçon à retenir. Il avait un oeil au beurre noir, une balafre sur la joue gauche et une lèvre sanguinolente découvrant une bouche légèrement édentée. On l’accusait d’ivresse, de désordre et de résistance aux forces de l’ordre.


Le policier le fixa comme une chenille dans sa salade.


Vous êtes figurant ?


Dupontel proféra ce « vous » avec des accents de cobra en colère. Son visage ressemblait à une plaque de granit que coupaient une paire d’yeux soupçonneux et une bouche réduite à une ligne. Il avait les lèvres pincées comme s’il venait de sucer un citron pas mûr, et on ne pouvait pas dire que son sourcil se fronçait parce qu’il était déjà froncé. Il avait les traits marqués par le mépris et donnait l’impression d’un lutteur prêt à entrer en action.


Ce n’est pas un métier, ça ! 


Le ton qu’il employait eut envoyé n’importe qui se réfugier sur le lustre de la pièce, mais il n’y avait ici que des néons et des hommes aux mâchoires carrées qui surveillaient Albert étroitement. Il ne lui restait d’autre alternative que de se ratatiner davantage sur son siège.


Dupontel émettait des bruits qui faisaient songer à un buffle cherchant à se dégager d’un marécage et Albert se disait qu’il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour qu’il se transforme en créature de Frankenstein et aille chasser le grizzly dans les Rocheuses. Ses craintes s’amplifièrent lorsqu’il s’aperçut que le numéro matricule du policier se terminait par six cent soixante six, le chiffre du diable.


Toujours est-il qu’il ne montrait aucune intention d’être intelligent et comprendre que la tête excentrique d’Albert n’était qu’un maquillage pour son rôle de figurant dans une rixe de saloon.


Dupontel leva une main pour étouffer dans l’oeuf toute velléité d’explication de la part du prévenu, contourna lentement son bureau, saisit Albert par le col, et glissa dans sont oreille cireuse et dans un grognement de même puissance qu’une explosion dans un dépôt de munition : Disparais ou je te fais franchir le mur du fond avec mon pied au cul.


mardi, juin 08, 2021

Grünenwald


Avant que la nuit ne nous surprenne, essayons d’atteindre cette bergerie là-bas, dit Grünenwald à sa petite famille composée de sa femme et de ses deux enfants qui le suivaient péniblement. Ils avaient pris le parti de ne jamais se séparer et de rester toujours ensemble. Cela faisait déjà longtemps qu’ils apercevaient à l’horizon cette pauvre bâtisse qui semblait s’éloigner à mesure qu’ils s’en approchaient.


Peut-être aurais-je dû écrire Grunenwald, sans tréma, ou bien alors Grünewald, je ne sais plus très bien, mais peu importe. Allons-y pour Grünewald. La famille fuyait une administration tatillonne et paperassière qui cherchait à les verbaliser pour des comportements jugés indécents et libertaires. Il est vrai que Grünewald relisait périodiquement Tintin au Congo dans sa version originale en mangeant des têtes de nègre, pendant que sa femme buvait du Banania en écoutant Chaud cacao chantée par Annie Cordy.


Cette famille totalement dévoyée vivait dans une société décadente. Lui était le nègre de quelques écrivains à succès et hommes politiques surmenés ; une activité si envahissante qu’il ne s’était pas rendu compte que sa femme tenait une agence d’aide à domicile essentiellement composée de pauvres émigrées sauvagement exploitées.

 

Ils marchaient vers cette bergerie sans eau ni électricité afin de fuir la dégradation infamante de leur note sociale ainsi que les ardeurs d’un contrôleur fiscal entêté et à la laideur indescriptible, ce qui contrarie l’auteur qui aurait bien voulu décrire à quel point la perversité d’un individu est capable de lui déformer le visage, mais ce qui lui permet de gagner un temps précieux puisqu’il est limité à 3000 signes.


Ils comptaient passer la frontière en traversant les vertes forêts du mont Pourri, pour éviter les regards indiscrets de la douane volante qui fouillaient les poches des contribuables contrebandiers cherchant à échapper aux contributions sans contrition. Cela me revient à présent. Ils ne s’appelaient pas Grünewald mais Verteforet, foret étant écrit sans accent circonflexe, comme cet accessoire pour perceuses et vilebrequins, bien qu’à vrai dire le mystère de la famille Verteforet  était tout à fait impossible à percer. Cela m’est revenu en écrivant « les vertes forêts du mont Pourri », et Dieu sait si cette histoire est pourrie. J’ai du confondre car il me semble que cela se passait à la frontière avec l’Allemagne.


Au point où nous en sommes, permettez-moi d’apporter ici une précision surprenante. Depuis des jours et des jours qu’ils marchaient comme de misérables exilés, il neigeait tous les soirs à la même heure, avant la tombée de la nuit. De véritables bourrasques accompagnées de tremblements, aussi violentes que soudaines. Elles vous mettaient la tête à l’envers, vous faisaient plonger et perdre tout sens de l’orientation. Et la nuit tombait en même temps que les derniers flocons, obligeant la petite famille à s’immobiliser.


ooOoo


Comme chaque soir, le vieux collectionneur maniaque reposait sa boule à neige sur l’étagère d’un placard qu’il refermait avec soin, inconscient du drame qui se jouait là.

 

Décrocher la lune

 

« Votre mission, si vous l’acceptez, consistera à décrocher la lune ».

Songeur, Hubert jeta le billet dans le feu avant qu’il ne s’auto-détruise. Il se doutait bien que Zodiac Stories finirait par lui demander l’impossible. 

On l’avait d’abord mis en confiance avec quelques thèmes classiques comme le petit carnet, la bonne résolution ou les retrouvailles… Jouer les hypocondriaques ou remonter le temps passaient encore, à la rigueur, mais la lune, c’était une autre affaire ! Tous, y compris les meilleurs, qui avaient déjà sauvé le monde à plusieurs reprises, avaient échoué dans cette entreprise. Même en utilisant des pratiques douteuses ou illicites.


Mais Hubert n’était pas de ceux qui reculent devant les difficultés. Il passait en revue les missions qui lui avaient été confiées par le passé, les fabuleuses aventures qui s’en étaient suivies, et réfléchissait au meilleur moyen de décrocher la lune, lorsque le souvenir du comte Dragmzk lui revint à l’esprit. 

Il s’était juré de ne jamais retourner chez le comte Dragmzk mais il est des circonstances où il faut savoir se trahir. On murmurait, en effet, que le comte organisait des sacrifices humains au moment de la pleine lune et, sans doute, était ce là le meilleur endroit et le meilleur moment pour la décrocher.

Il adressa un SMS noir au comte et quelques jours plus tard, par une nuit sans lune, frappait à la porte de l’imposante demeure.


Après une interminable attente, elle finit par s’ouvrir sur cent cinquante kilos d’Igor, jambe de bois comprise, et presqu’autant du molosse jaune au regard cloaqueux qui ne le quittait jamais.

Monsieur est attendu guttura-t-il d’une voix qui eût gelé un Esquimau.

Hubert suivit Igor jusqu’à une immense salle qui aurait pu accueillir cent cavaliers et leurs palefrois. Les murs étaient recouverts de blasons disposés en alternance avec de gigantesques portraits de familles. Le comte le reçut à bras ouverts, l’enveloppant de sa grande cape noire en riant de plus en plus fort (Il aimait rire sous cape) et en répétant : Ce cher Hubert ! Ce cher Hubert ! Ce cher Hubert ! …

Hubert se taisait car il lui paraissait hasardeux de répéter plusieurs fois « ce cher Dragmzk  » sans emmêler sa langue dans ses amygdales.


Lorsque le comte réussit à s’arrêter de rire et de dire « Ce cher Hubert », il conduisit son cher Hubert jusqu’à une salle à manger qui aurait pu accueillir les familles des cavaliers précités.

Je vous passe le frugal repas devant la gigantesque cheminée qui dégorgeait plus de vent et de fumée que de chaleur, la chambre aux dimensions de cathédrale tapissée d’armures et de trophées de chasse, le chuintement des arbres sépulcraux et les hurlements caractéristiques des loups affamés. Il suffira de vous reporter au récit de sa précédente visite.

Une différence de taille, cependant : Les pâles clartés de la lune ne rendaient pas les objets vivants autour de lui, et les loups ne hurlaient pas à la lune, car il n’y avait pas de lune.

D’ailleurs, elle ne se montra pas davantage la seconde nuit ni la suivante. Une semaine passa sans que l’on puisse observer l’annonce du plus petit quartier de lune.


Un jour qu’Hubert se penchait trop à la fenêtre pour apercevoir la lune là où elle aurait dû normalement se trouver, il perdit l’équilibre et ne ralentit sa chute vers le parc, deux étages plus bas, que par la grâce de lierres grimpants qu’il saisit au passage.


Un danger bien plus grand l’attendait à l’atterrissage en la personne d’Igor et de son inséparable compagnon surveillant les abords du château.

L’unijambiste regarda Hubert comme un élément issu de ces couches sociales dites à taux de criminalité élevé qui s’enfuirait avec le rubis du Maharajah.

Je déconseille vivement à Monsieur de vouloir quitter le château. Les lieux ne sont pas sûrs siffla-t-il entre ses dents.

Le chien s’humecta les babines, tel un loup qui voit venir à lui un paysan russe à travers les steppes de l’Asie centrale et grommela quelque chose à son maître dans un dialecte inconnu d’Hubert.


Eussiez-vous été empereur d’orient et d’occident, vous n’eussiez pas pu ignorer votre infériorité en la présence de ces deux là.

Le courage d’Hubert avait les fusibles qui fondaient mais il rassembla ce qui lui restait pour expliquer qu’il cherchait à apercevoir la lune lorsque…

Monsieur plaisante certainement l’interrompit Igor. Nous savons que Monsieur est envoyé par Zodiac Stories.

Hubert croyait entendre céder les fils qui tenaient son épée de Damoclès. 

Igor poursuivit : Monsieur arrive trop tard. Nous n’avons plus de lune. De plus zélés sont déjà venus la décrocher.


La grasse Mat'


Hier, j’ai tué ma femme. Quel soulagement !


Je ne tolérerai aucun reproche. Nous vivons dans une société où il arrive qu’on nous demande de tuer des gens que nous ne connaissons pas, contre lesquels nous n’avons pas de haine, et l’on nous décore pour cela. Et un autre jour, on nous reprocherait d’avoir égorgé une personne qui nous rend la vie impossible ? Enfin, un peu de bon sens !


D’abord, elle était laide, si laide que lorsque nous nous promenions dans les rues, les passants se retournaient et ricanaient. À dix-huit ans, elle semblait en avoir quarante. Figurez-vous un petit tonneau, planté sur de courtes jambes et surmonté, en guise de visage, d’une tomate rougeoyante et dodue. Le nez, mince à sa naissance, était gros et violet à son extrémité, et une horrible grimace rendait particulièrement hideuse cette tête tomatifère, avec les yeux d’un poisson mangeur d’hommes et une lèvre toujours molle et gluante de salive.


Ah ! Quel malheur ! Pauvre de moi ! J’avais voulu la sauver des lieux de luxure et d’ivrognerie qu’elle fréquentait assidûment. Elle ne se complaisait qu’au milieu de cette écœurante débauche qui rappelait Babylone à l’époque où les mœurs y étaient les plus dissolues.


Mais tout cela aurait encore été supportable si elle n’avait été méchante comme la gale, une erreur de la nature, une limace visqueuse à la langue de vipère, qui coupait le lait du chat avec de l’eau. Aimable comme un panaris, elle me brutalisait et me diffamait comme ne le furent jamais les premiers martyrs chrétiens.


À sa vue, je me suis longtemps roulé en boule en croisant les doigts, mais après avoir souffert mille tortures dignes du purgatoire, traversé de véritables épreuves dont je serai incapable de me souvenir pendant des mois sans me réveiller la nuit en poussant des hurlements, ma résolution d’en finir fut prise. L’un de nous devait disparaître.


Mais lequel ? 


J’ai d’abord pensé au suicide, et finalement, non, j’ai opté pour le meurtre de cette hyène. Ma résolution de l’amener au tombeau se rua dans mes veines comme du feu. J’ai imaginé la tuer en l’enfermant dans un placard et en aspirant l’air qu’il y avait à l’intérieur avec une paille, mais cela aurait pris trop de temps. Il fallait quelque chose de rapide.


Hier, alors que je réparais une chaise à la cuisine et que je m’étais tapé sur les doigts, elle se mit à rire. Ah, ce rire ! Pareil à un réveil-matin qui se détraque. C’est à ce moment-là que j’ai assommé Mathilde avec mon marteau.


Oui, elle s’appelait Mathilde. On l’appelait la grasse Mat’. 

jeudi, mars 11, 2021

Trop tard

 

Lorsque la grande pandémie s’est propagée dans le monde, personne ne fût surpris. Tout le monde savait que cela arriverait un jour. C’est bien connu, il y a toujours des épidémies qui circulent périodiquement. On en avait vu d’autres. Il n’y avait donc rien d’étonnant à cela. On l’attendait. Ni plus, ni moins que les autres. 


D’ailleurs, des stocks de masques pour y faire face avaient été constitués et devaient être renouvelés. Ils le furent, et même plus que largement, mais avec un léger retard.


On était d’autant moins surpris qu’on l’avait vu arriver cette pandémie. Elle avait circulé dans différents pays avant de nous atteindre et on avait pu observer les mesures de confinement prises par les uns et les autres. Il était apparu que les pays qui n’appliquaient pas ces mesures de précaution étaient plus gravement atteints. Alors, après avoir longuement pesé le pour et le contre, on s’est décidé à confiner aussi. Un peu trop tard toutefois.


Heureusement, pour parvenir à circonscrire la pandémie il y avait les tests qui devaient permettre le traçage. Hélas, on les avait commandés tardivement, et quand on a pu les réaliser, le processus de traçage était devenu impossible car il y avait trop de personnes atteintes. 


Rien cependant n’était perdu puisque le vaccin avait été trouvé. C’était d’ailleurs des chercheurs du pays qui l’avaient mis au point, mais ils avaient quitté le pays depuis longtemps car on avait tardé à les retenir. À la réflexion on tardait beaucoup. C’était une marque de fabrique. 


Mais bon, il existait ce vaccin, et c’était bien là l’essentiel. Naturellement, on avait tardé à commander les doses pour des raisons financières et administratives, et les autres pays avaient été servis avant nous. 


Pour ne pas faillir à notre réputation, le mot d’ordre de la campagne de vaccination fut « Rien ne sert de courir, il faut partir à point ». Le bon La Fontaine dut-il se retourner dans sa tombe, cette fois la tortue ne rattraperait pas le lièvre.


Il semblait bien qu’à la longue, tous ces retards accumulés pouvaient être  préjudiciables. Certains affirmaient que si l’on continuait ainsi, on ne tarderait pas (pour une fois) à le regretter et à disparaître.


Le rassurant, dans cette affaire, était qu’il n’est jamais trop tard pour mourir. Et en matière de retard, le pays avait acquis beaucoup d’expérience.

mardi, mars 02, 2021

La pension Germaine


Je n’aime pas la soupe. Je n’ai jamais aimé la soupe. Trop de souvenirs sinistres s’y rattachent. Je me suis juré de ne jamais faire partie du royaume du velouté, du gaspacho ou du minestrone. Ne dit-on pas que tout est foutu lorsque les carottes sont cuites ? Je me suis rebellé. C’est dans ma nature.


Alors, ils ont décidé de m’envoyer en stage de soupe comme on envoie en maison de redressement. Ils ont choisi la maison de correction la plus dure, la plus sévère : la pension Germaine. Elle avait une solide réputation de férocité, à la limite de la cruauté. Tout y était rude et fruste. Son personnel n’était composé que de Germaine et de deux ou trois impitoyables garde-chiourmes particulièrement inflexibles et insensibles.


Ah, mes amis ! J’étais bien loin de l’auberge du cochon de lait et de la truite saumonée. Je me souviendrai toujours de mon arrivée là-bas. Quel retour en arrière ! J’avais l’impression d’avoir remonté le temps. Il y avait devant le portique deux chevaux qui étaient là comme deux chevaux sur la soupe. Je n’ai pas tardé à le comprendre…


Les locaux étaient sinistres et dépouillés. Les chambres sordides ne recevaient qu’une clarté barbare et insignifiante, et vous ne disposiez que de la cloison de vos paupières pour avoir un peu d’intimité. Dans ce qui tenait lieu de salle à manger, terme abusif j’en conviens pour une pièce miteuse qui donnait l’impression de ne pas avoir été balayée depuis sa construction, l’essentiel du mobilier était composé d’une table, de deux bancs, et d’une énorme soupière blanche et ébréchée accompagnée d’une louche désassortie et de quelques assiettes.


À la pension Germaine, l’annonce des repas ne se faisait pas avec une cloche comme je l’ai vu pratiquer dans certains établissements civilisés. Quel que soit le repas, on entendait crier depuis la cour centrale « à la soupe ! », et c’était ce qu’il y avait de mieux à dire car on vous servait de la soupe le matin, le midi et le soir. Rien d’autre. Il n’y avait pas de « menu » chez Germaine, il n’y avait que de la soupe. Une soupe à la couleur indéfinissable, dans laquelle vous aviez renoncé à trouver la trace d’un morceau de pomme de terre ou de tout autre légume. Un liquide improbable sur lequel stagnaient parfois les yeux immobiles de la graisse d’un cochon malheureux arraché subitement à l’affection des siens, et d’autres fois, des morceaux de pains durs qui semblaient cuits pour des becs de perroquet. Le seul luxe était le sel que Germaine tirait d’une poche en tissus accrochée à son tablier et qu’elle servait à volonté.


Malgré ce décor d’apocalypse, les occupants de la pension Germaine glissaient en silence vers la table comme des lions vers le point d’eau et commençaient à tendre leur assiette. C’étaient de pauvres bougres. Des taiseux avec lesquels toute conversation était impossible, même sur les phénomènes de météorologie les plus élémentaires. Des mouches s’envolaient de leur tignasse chaque fois qu’ils secouaient la tête.


Les seules lectures autorisées étaient les feuilles de choux de l’AAS (L’Association des Amateurs de Soupes) ou du CGG (Club du Gaspacho à Gogo). Je n’oublierai jamais la pension Germaine !



mercredi, février 17, 2021

Le réveil

 

Lorsque Charlie se réveilla, il se trouvait dans une chambre dont la lumière était si intense qu’il en ressentit une vive douleur et referma immédiatement les yeux.


Après plusieurs tentatives, il parvint à observer son entourage au travers de fentes palpébrales qu’il s’efforçait de rendre les plus discrètes possibles. C’était un va et vient d’ombres chinoises qui semblaient flotter dans l’air et ne s’occuper que de sa personne. Il ne reconnaissait ni même ne distinguait aucun visage dans cette lumière éblouissante.


Se trouvait-il au paradis ? Il n’avait mal nulle part, ne ressentait aucune douleur, et même se trouvait dans un état cotonneux de bien-être qui lui rappela ce qu’il avait lu ou entendu dire sur les expériences de mort imminente, le tunnel de lumière, etc. Peut-être était-il en train de vivre la même chose. Si les personnes qui l’entouraient étaient des anges, celles-ci n’avaient pas d’ailes dans le dos.


L’une d’elles se pencha au dessus de lui pour le saluer et s’informer d’une voix douce et métallique si tout allait bien.


Tout allait bien. À condition de savoir ce qu’il faisait là !


Vous êtes en phase terminale de décryogénisation, Monsieur Martin, lui répondit une autre personne à gauche du lit, sur le même ton que la première. Cela fait exactement quatre cent vingt-deux années et trente quatre jours que vous avez été immergé dans de l’azote liquide à moins 196°C et vitrifié. Voilà dix jours que le processus inverse a été engagé au cours duquel nous avons substitué un DXP816 à votre pancréas défectueux. Tout va très bien, Monsieur Martin.


Ses fonctions mémorielles semblaient revenues car il se souvint avoir décidé de se faire congeler à la suite d’un cancer, au début des années 2000. L’homme était vraiment une machine merveilleuse pour se souvenir de faits datant de plusieurs siècles. Cela lui avait coûté la modique somme de cent cinquante mille dollars de l’époque, mais il allait enfin pouvoir toucher les intérêts en nature de son investissement. Son pari sur l’avenir avait fonctionné. 


Un détail l’intriguait cependant. Tous les membres du personnel soignant se ressemblaient et avaient une voix bizarre. 


Puis-je connaître votre prénom ? questionna Charlie à l’infirmière qui lui apportait un  breuvage. Appelez-moi Six cent quatre répondit-elle. Dans cette unité, nous nous appelons tous Six cent quatre.


Vous n’avez donc pas de nom ? demanda Charlie avec stupéfaction. Vous ne seriez qu’un numéro ? 


Mais Monsieur Martin, s’étonna Six cent quatre, nous ne sommes que des androïdes conditionnés pour le travail et spécialisés, dans cette unité, en décryogénisation. Le temps de la race humaine est révolu depuis longtemps. Les humains étaient tous devenus hydroalcooliques. Les seuls spécimens qui subsistent sur cette planète sont, comme vous , décryogénisés, et servent de cobayes pour nos expériences. 


À bientôt, Monsieur Martin.


samedi, janvier 02, 2021

La carte postale

 

La carte postale avait fait scandale à la fin du repas. Elle passait de mains en mains entre les convives et ce n'était que tristes mines autour de la table. Gertrude de la Martinière aurait bien voulu interrompre cette circulation erratique et désastreuse, mais cela était impossible. Il y en avait gros sur les patates.


Tante Jeanne (avec laquelle vous avez fait connaissance le soir du réveillon de Noël) disait qu’il y avait certainement un maître chanteur derrière tout cela. Le cramoisi de sa colère faisait progressivement disparaître le bleu turquoise de son maquillage et son mari prenait des airs entendus comme si les révélations de cette carte ne lui créaient aucune surprise.


Tante Yvonne (idem) avait pris le mors aux dents et s’emballait, sans que son cavalier du moment ne puisse la contenir.


Tante Agathe paraissait abattue. Peut-être ne s'était-elle pas encore remise totalement de la Covid-19.


Il n'y avait guère, autour de cette table, qu’Ulysse-Elysée-Zéphirin qui gardait sont sang froid. La belle affaire ! On en avait vu d'autres. Le plus gênant, certes, était la photo elle-même. La carte postale avait été imprimée à partir d'une photographie de la petite Suzette qui se trouvait dans une tenue plus que légère. Elle ne portait pas de soutien-gorge et l'on apercevait l’aréole de ses seins sous la soie du chemisier blanc.


La petite Suzette, peu farouche et accorte, avait été au service du château durant plusieurs années jusqu'à ce qu'elle se fasse enlever par un mafioso aux allures d'hidalgo, à moins qu'il ne s'agisse d'un hidalgo plus ou moins mafioso, on ne se souvenait plus très bien.


Toujours est-il que cette carte postale adressée à Paul-Emmanuel, fils héritier de la famille, faisait l'effet d'une petite bombe. Il y était écrit : « Ta mère n'est pas la bonne car ta véritable mère est la bonne ».


Voilà qui laissait toute liberté d'interprétation.


Le Roi, la Reine et le Fou...


Un bruit, à l’extérieur, l’alerta. 


Il ne vit à travers le rideau crasseux que les maisonnettes trapues et lugubres, aux petits jardins négligés, sur lesquelles flottait une légère brume.


Bien qu’excédé et dépité par son échec, il sortit de l’appartement de Jeanne avec d’infinies précautions afin de ne pas être vu par deux policiers qui effectuaient une ronde de surveillance du  couvre-feu.


Après une heure de marche dans les rues labyrinthiques d’une banlieue poisseuse de mille crapuleries, et après s’être assuré à plusieurs reprises qu’il n’était pas suivi, il pénétra dans un vieux pavillon dont il avait la clé.


Il jeta le trousseau sur la table de la cuisine recouverte de bouteilles vides et de papiers gras.


Sur l’un d’eux, était griffonnée la liste des prénoms de ses victimes. Il se mit à les lire à voix haute, en ponctuant chacun d’un sonore « delete » et en criant de plus en plus fort comme un fou qu’il était. Clotilde, delete, Hildegarde, delete, Judith, delete, Adélaïde, delete, Berthe, delete. Que des noms de Reines. Ses Reines de quartiers ; dont il était le Roi. L’une d’elles, Jeanne, venait de lui échapper. Ah la garce ! Elle ne perdait rien pour attendre. Il n’était pas pressé. Il avait tout mon temps. Je suis un « dilettante » hurla-t-il dans un effrayant éclat de rire.


Ces contrariétés lui avaient aiguisé l’appétit. J’ai besoin de chair fraîche, grommela-t-il pour lui-même en descendant au sous-sol de la maison. Lorsqu’il ouvrit l’imposant congélateur, il ne prêta pas la moindre attention à Hildegarde qui le fixait de son regard hébété et glacial. À l’aide d’un couteau à désosser, il découpa un morceau de Clotilde. Avec une précision chirurgicale, il coupa tendons et articulations. Une règle avant tout : la viande ne doit jamais avoir le goût du métal.


Balayant d’un large mouvement du bras tout ce qui encombrait la table, il posa le morceau de  Clotilde devant lui. Cette main baguée, ces ongles ébréchés… Des images surgissaient dans sa tête, des visions de cauchemars, des magmas de charognes, de libidineuses et palpitantes viscères écarlates. Des portes, des caves, des escaliers, le noir, toujours le noir, la faim, la peur…


Ses souvenirs, flous et nébuleux, n’étaient que des morceaux de mort, arrachés au vide, que rien ne fixait ni ne rassemblait. Mémoire fragmentée, éclatée, brisée, fatiguée. Mémoire d’outre-tombe, mémoire d’une vie antérieure…


« Le garde n’ouvrira la porte qu’en échange d’une promesse ferme de la reine, et pour gage de sa parole, le garde a ordre de chatouiller de cette dague les tendres chairs de la princesse. Ce qui serait dommage... » 

….

« Le méchant comte aurait emprisonné la belle princesse d’Aquitaine dans la tour de son château et se préparerait à la déflorer sous le regard impuissant de la jolie reine Adélaïde, à moins que celle-ci ne préférât s’offrir elle-même à un jeune chevalier vigoureux, en l’honneur de son épée toute neuve » 


Dans les anfractuosités de son âme, il avait l’impression d’entendre des comptines fredonnées par des enfants fous autour de charniers. Mais avait-il encore une âme ?


Il avait la sensation d’être sur un plongeoir au dessus d’eaux incertaines et sulfureuses…