vendredi, mars 24, 2023

Le complot

 

— Cessez de nous prendre pour des imbéciles, Monsieur Tango. Avouez que vous avez tué ce pauvre journaliste. Le tribunal saura tenir compte de vos aveux et vous accordera sans doute des circonstances atténuantes. Ainsi, nous pourrons tous aller nous coucher et notre ami Philibert n’aura plus à vous donner des coups de Bottin sur la tête pour vous remettre les idées en place.

— Mais, je vous assure, Monsieur l’Inspecteur, que je n’ai pas tué ce Laurent, journaliste. Je ne le connaissais pas. Je n’avais aucune raison de lui vouloir du mal. 

L’inspecteur Lajoie était triste. Il était deux heures du matin. Cela faisait des plombes qu’il essayait de faire avouer ce Tango qu’il avait envie d’envoyer valser.

— Vous avez cependant avoué que vous étiez l’amant de Diane Chasseresse ! Et Monsieur Laurent vous avait démasqué. Je ne sais pas comment il l’avait découvert, mais cela vous faisait un mobile pour l’éliminer !

— Si j’avais voulu tuer quelqu’un, ce dont je suis bien incapable, c’eût été son mari, Monsieur Chasseresse. 

— Vous auriez été capable de le faire aussi, d’autant que Diane Chasseresse vous accuse d’être le satyre-violeur que nous recherchons depuis plusieurs mois, celui qui garde toujours l’une des chaussures de ses victimes. Nous en déplorons trois ces trente derniers jours. Vous les reconnaissez ces chaussures ? demanda l’inspecteur Lajoie au présumé innocent Tango qu’il présumait coupable, en lui montrant les chaussures alignées derrière lui sur une étagère, comme autant de pièces à conviction. 

— Vous n’allez pas me mettre sur le dos tous les crimes de la région !

— Madame Chasseresse nous a avoué que vous vouliez tuer Gabriel Chasseresse., et vous venez de nous le confirmer. C’est pour sauver son mari, pour lequel je suppose, elle conserve encore quelques sentiments, qu’elle vous a accusé d’être l’assassin des prostituées. Elle cherche à nous embrouiller. Entrave à la Justice, elle ne perd rien pour attendre… Elle dit avoir les preuves d’un crime que vous auriez commis et l’a confié à Monsieur Laurent. Vous le saviez, n’est-ce pas, qu’elle l’avait dit à Monsieur Laurent ? C’est pour cela que vous l’avez tué.

— C’est une obsession, commissaire, je vous dis que je ne connais pas ce Laurent. Pourquoi n’interrogez-vous pas Monsieur Chasseresse ? C’est lui qui a tué le journaliste puisque sa femme lui avait fait trop de confidences et accusait son mari d’être le violeur. 

— Inspecteur, pas commissaire. Et ce n’est pas vous qui menez l’enquête, Monsieur Tango. C’est l’employé de la consigne de la gare qui a découvert le cadavre de Monsieur Laurent sous un train. Comment s’appelle-t-il déjà Philibert ?

— Vincenzo Peruggia, patron.

— Ah oui ! Vincenzo Peruggia, j’aurais dû le retenir. Le même nom que le voleur de la Joconde. Et bien, Monsieur Peruggia affirme vous avoir vu dans les parages de sa consigne. Qu’avez-vous à dire à cela ?

— Inspecteur ! Dit le planton de service en entrouvrant la porte, il y a là une demoiselle Livia Peruggia qui prétend avoir des révélations importantes au sujet de l’affaire du satyre.

Sans attendre de réponse la petite Livia entra dans le bureau de l’inspecteur Lajoie, avec à la main une chaussure qui faisait parfaitement la paire avec l’une de celles que l’on pouvait voir sur l’étagère. Elle disait l’avoir découverte dans les affaires de son oncle Vincenzo, grâce aux informations de son ami Laurent. 


L'appli de rencontre


Au volant de sa camionnette de livraison, Joseph était particulièrement de mauvaise humeur. Il ne cessait d’émettre des grognements borborygmiques de mécontentement. Tous ses efforts pour séduire Jacqueline avaient échoué. Cela était dû, sans doute, et une fois de plus, à son visage ingrat recouvert de boutons, son haleine de facture de gaz, ses épaules en carafe, son insoluble problème d'aisselles dégoulinantes, ses fesses plates et ses oreilles en portes de grange. À sa naissance, le médecin avait giflé sa mère, mais c’était trop tard, le mal et le mâle étaient faits.


L'essentiel de sa capillarité broussailleuse émergeait de ses oreilles et de son nez constamment agacé par les poils de sa moustache. Il soulageait ces horripilantes démangeaisons en frottant son nez couperosé comme un champignon vénéneux, avec le revers de sa main, ce qui provoquait de dangereuses embardées de son véhicule.


Il avait fait de nombreuses tentatives d’approche avec Paulette, mais lorsqu’on a le capital séduction de Quasimodo, l’entreprise est difficile. Avec Germaine, il n’avait pas eu davantage de succès et avait même eu l’impression que sa seule vue la faisait terriblement souffrir. Lucette, quant à elle, lui avait avoué qu’elle était incapable de discerner chez lui la plus légère trace de charme. Alors que faire ? On ne pouvait pas lui reprocher d’avoir été timide. Des premiers pas, il n’avait cessé d’en faire. Il avait droit à l’amour, lui aussi. Il se rendait bien compte que son aspect glaçait la bonne humeur de tout le monde.


Ceux qui osaient encore l’approcher prétendaient voir dans son œil l’éclat fiévreux d’une haine définitive vouée à l’humanité toute entière. Craignant une issue malheureuse, ils lui conseillèrent d’utiliser une application de rencontre, lui vantant des résultats garantis et spectaculaires. Joseph n’était pas un as du like ou du swip mais il avait essuyé tant d’échecs qu’il vit cela comme la tentative de la dernière chance. Il pénétrait un monde inconnu et n’était pas au bout de ses surprises.


Il découvrit une grande quantité de ces applications et ne savait laquelle choisir. Tinder, Happer, Grindr, OKCupid, Lovoo et tant d’autres. Toutes lui demandaient plus ou moins de créer son profil en des termes qui le déroutaient. Il ne savait dire s’il était demisexuel, cisgenre, genderfluid, transgenre ou queer. L’une des applications lui proposait pas moins d’une soixantaine d’identités de genre et d’orientations sexuelles à renseigner. Les questions auxquelles il devait répondre, s’il voulait rencontrer l’âme soeur, constituaient pour lui des énigmes : Etes-vous favorable aux toilettes unisexes ? Etes-vous bispirituel ? Seriez-vous prêt à danser le tango « queer » ? Il n’avait jamais dansé qu’une seule fois le tango, celui des employés de bureau, au mariage de sa soeur. Certains questionnaires contenaient même des formules totalement absconses telles que LGBTQIA2S+. Enfin, lorsqu’il fallait échanger avec une inconnue, il ne savait que dire. 


Il décida, par conséquent, de confier ses déclarations d’amour à chatGPT. Elles ne lui permirent qu’une seule rencontre avec une Alphonsine laide à donner une indigestion. Lorsqu’il recevrait sur son téléphone le questionnaire de satisfaction, il saurait leur faire savoir qu’il n’était pas content du tout et qu’il n’était pas près de recommander leur satanée appli de rencontre !


mercredi, mars 22, 2023

Erreur 404

 

Les plus anciens de Zodiac Stories se souviendront certainement de mon voyage dans les anneaux de Saturne en 2126, dont je ne suis revenu qu’avec l’aide de la porte « Gate Number J10 ». Après une période de cryogénisation d’environ deux cents ans, on me confia la mission de détourner la trajectoire de l’ile Yalontan. Il s’agissait d’un astéroïde que l’on pouvait à présent rejoindre en moins d’une semaine, grâce au carburant solide qui pouvait tenir dans un tube de rouge à lèvres, inventé par le professeur C. Taifassil. L’ile Yalontan présentait en effet, parmi d’autres particularités désagréables, celle de croiser le chemin de la Terre avant peu. 


Les avis étaient très partagés sur la nécessité d’éviter cette catastrophe. La tribu Sansoif estimait en effet qu’il n’était pas utile d’engager des frais pour une planète qui n’avait plus longtemps à vivre à cause de l’imbécilité de ses occupants. Cependant, le choc devait être d’une telle violence que les éclats de la planète bleue atteindraient le soleil qui, en vertu de la loi du mélange des couleurs, en deviendrait vert, ce à quoi s’opposaient farouchement les habitants des autres planètes. Il fut donc décidé de faire appel à moi qui paraissais le seul capable, à l’époque, de sauver le monde, ayant échappé aux turpitudes humaines au cours des deux derniers siècles.


Afin de mener à bien ma tâche, j’étudiai le fonctionnement de l’ile Yalontan. Comme beaucoup d’autres, elle était dirigée par une Intelligence Artificielle qui s’adaptait rapidement à toutes les données qu’elle absorbait quotidiennement, qu’il s’agisse de calculs, romans, récits, essais, études et autres écrits de toutes sortes. Cela n’était pas sans danger ni effets indésirables. Ainsi, la machine avait-elle imposé le communisme à sa population après avoir intégré les ouvrages de Karl Marx.


Sa trajectoire mortelle était consécutive à son ingestion, à la suite d’une mauvaise manipulation commise par un stagiaire en alternance, d’une thèse de science politique qui avait la réputation d’avoir provoqué la mort par infarctus de l’ensemble des membres du jury chargé de la noter. Elle portait sur les directives gouvernementales françaises au cours du XXI° siècle face à l’endettement, les lois de finances, les ordonnances et l’usage du 49.3. Un ouvrage à ne pas mettre entre toutes les mains !


Afin de prendre la machine à son propre piège, je décidai de lui donner à copier tous les ouvrages sur le Bouddhisme, ainsi allait-elle apprendre la futilité de toute chose, cesser de fonctionner et accéder à la plénitude du Néant, du Nirvana. Dès lors, elle ne pourrait que modifier sa trajectoire et se perdre à jamais dans la nuit intergalactique et le silence de l’espace intersidéral. Amen.


Lorsque tout fut prêt et qu’il ne restait plus qu’à appuyer sur la touche « Enter », l’écran afficha « erreur 404 ». Fort heureusement, l’ile Yalontan passa à six millions de kilomètres de la planète bleue et je fus reconduit sine die dans ma cabine de cryogénisation sans le moindre remerciement.


Je me demande si je ne vais pas finir par m’enrhumer avec tous ces chauds et froids.


Jalousie

 

— Savais-tu que l’année dernière, grâce à l’inflation et la guerre en Ukraine, les entreprises du CAC 40 avaient fait des super-super-profits ? Les bénéfices de Engie ont grimpé de 62%, ceux de TotalEnergie, de 60%. L’envolée des cours du gaz et du pétrole a été très bénéfique pour eux.

—  Et moi, je paye tout plus cher et je dois me serrer la ceinture. C’est insupportable.

— Ne sois pas jaloux ! Les industries du luxe prospèrent comme jamais. Hermès, par exemple, a augmenté son chiffre d’affaires de près de 30 %.

— Ah ! Ce n’est pas la fin de l’abondance pour tout le monde !

— Ne sois donc pas toujours jaloux ! Et si je te disais que la remontée des taux d’intérêts est profitable aux banques…

— Quoi ? Les banquiers vont gagner encore plus ? Pourtant, on parle de faillites.

— Certaines ont fait de mauvais placements et leurs clients risquent d’en subir les conséquences, mais d’autres s’enrichissent encore davantage.

— Nous sommes donc toujours les perdants…

— Le système est comme ça. Ne sois pas jaloux, je te le répète. N’envie pas les pédégés qui gagnent quinze, vingt ou trente millions d’euros dans l’année. Ils te font vivre malgré le coût du travail que tu leur imposes.

— C’est mon travail qui les enrichit. Ils pourraient participer davantage qu’ils ne le font au financement des retraites, par exemple.

— Et voilà ! Ça recommence ! Toujours cette haine du riche qui se déplace en jet privé pour se réunir et décider de faire travailler davantage l’ouvrier. Quand est-ce que cela cessera ? Cette jalousie permanente de celui qui gagne.

— Il gagne le droit d’exploiter ses semblables. Voilà ce qu’il gagne ! Et tout cela avec la bénédiction de nos dirigeants qui se gardent bien de supprimer les paradis fiscaux.

— Nos dirigeants font leur possible pour notre bien à tous. Ils ne peuvent pas être partout à la fois, lutter contre la fraude et lutter contre les profiteurs d’aides sociales qui coûtent un pognon de dingue. Il y a des priorités dans la vie. 

— Ils pourraient au moins montrer l’exemple. On attend toujours la réforme de la retraite des sénateurs.

— Quoi ? Tu vas aussi reprocher aux sénateurs de toucher une retraite de plus de deux mille euros pour un mandat de six ans ? Mais c’est une maladie ! 

— Donc tout va bien ? Tout est normal ?

— Il y a bien quelques petites améliorations à apporter. Certes ! Les milliardaires aussi ont le droit de vouloir préserver leurs acquis. C’est humain. On peut le comprendre, face à la voracité d’un peuple qui brûle les poubelles dans les rues.

— C’est vrai. J’ai tendance à me méfier des gens qui veulent à tout prix s’occuper à ma place de ce qui est bien pour moi. Je devrais leur faire davantage confiance. Ils savent, eux. Ils ont fait de hautes études pour apprendre à se charger du bien-être des peuples, et on ne cesse de leur mettre des bâtons dans les roues.

— Tu deviens raisonnable. Tout va bien, rendors-toi. Je vais appeler le docteur pour qu’il te refasse une petite piqûre de 49.3. C’est très efficace.



samedi, mars 18, 2023

Les randonneurs


Mon Dieu, que la montagne est belle ! Oui, monsieur, c’est bien moi que vous voyez sur cette toile. Je me suis fait peindre alors que j’admirais les beautés de la nature. J’ai un ami artiste très sportif. Malgré tout, cela n’a pas été commode pour lui de transporter son matériel de peinture et son chevalet attachés dans le dos. Moi, je me charge seulement du panier à pique-nique.


Lui et moi sommes des alpinistes décontractés. Pas de corde, pas de baudrier ni de piolet. Notre devise est « Ni crampons, ni pitons, ni mousquetons ». Une simple canne et nous voilà partis vers les sommets. Naturellement, nous préférons la nature et les paysages aux tableaux qui les représentent, de la même manière que nous préférons les fruits à la confiture. Mais j’ai souhaité immortaliser ce moment sublime de domination totale, cet instant où il vous est loisible de hurler votre haine des explorateurs, ou encore de votre patron, sans que ceux-ci ne vous entendent et ne vous en tiennent rigueur. Dans ces lieux de solitude, seul l’écho est en mesure de vous répondre.


Quand je suis là-haut, au sommet, sur la cime, le faîte, le pinacle, enfin quand je ne peux plus monter plus haut, alors c’est une ivresse, une véritable griserie. Je suis effrayé de mon insuffisance à vous décrire la sublimité des choses environnantes et je ne trouve rien dans ma boite à épithètes pour décrire justement cette nature enivrante de beauté.


En ces lieux où le vertige et le danger accompagnent chaque pas du voyageur, les beautés incomparables du site résonnent en vous et vous font vibrer. En ces lieux où chaque détours du chemin, chaque instant vous apporte une surprise, votre excitation est extrême. 


Nous quittons la plaine dès potron minet dans la senteur des fleurs printanières et sous un ciel généreusement pourvu d’étoiles. Puis le matin bleu efface doucement l’or des galaxies. Notre progression nous amène parfois au dessus d’une mer de nuages et nous pouvons admirer à nos pieds les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable.


La journée s’écoule, lentement, dans la fascination permanente d’un spectacle qui ne se répète jamais. Nous nous restaurons d’un peu de foie gras accompagné de vin de Champagne, avant de reprendre la pause à la demande de l’artiste. Les cimes qui nous entourent et qui ferment l'horizon se teintent en permanence de couleurs changeantes nuancées de roses et de mauves avec le coucher du soleil.


Mais dans le lait des rêves, il tombe toujours une mouche. Je dois à la Vérité de dire que nous avons été verbalisés à plusieurs reprises durant nos escapades. Ce fut durant les périodes de confinement dues à la pandémie. D’abord, pour être trop éloignés de notre domicile, ensuite pour absence d’attestation de déplacement dérogatoire dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Enfin, ce fut pour non port du masque obligatoire. Les oiseaux en rient encore.



 

Les explorateurs

 

Je hais les voyages et les explorateurs, ces hommes qui sont allés découvrir des terres inconnues et tranquilles, pour en faire des pays d’esclaves qui ne demandaient rien à personne. Pouah ! Des colonies ! Voilà ce qu’ils en ont fait. Ils ont colonisé !


D’ailleurs, leur couvre-chef s’appelle un casque colonial. Vous faut-il une preuve supplémentaire ?


J’abhorre les voyages. Un jour que je m’étais égaré du côté de Courbevoie et que j’étais rentré dans un café pour me renseigner sur la route à suivre, avec le fallacieux prétexte de boire un café, je tombai sur une bande de militaires en goguette et quelques vieillards habitués de l’endroit. Dans ce sanctuaire de l’éthylisme militant, ces caïds du biberon avaient abandonné leur jeu de cartes graisseux ou le comptoir auquel ils étaient amarrés, pour faire cercle autour d’un individu qui parlait fort, et s’imposait par une évidente supériorité dans l’art du commandement ainsi que par une phraséologie solennelle qui devait impressionner cette petite troupe de légionnaires et de marathoniens du pastis. 


C’était un homme à la laideur grasse et luisante, avec des petits yeux ronds, très noirs, une épaisse moustache, une bouche lippue et un triple menton qui me le rendirent immédiatement antipathique. Il était habillé comme un ranger et avait de ces allures arrogantes, caractéristiques des chasseurs de gros gibiers, collectionneurs de trophées de rhinocéros et de cornes en ivoire.


Je reconnus en lui l’ancien explorateur à la retraite, dont les exploits avaient dilaté l’égo jusqu’à lui donner les dimensions d’un zeppelin. Il cherchait à éblouir, subjuguer, pour ne pas dire intimider, un public un peu fragile du côté Q.I. et dont l’essentiel du vocabulaire était à dominante sexuelle et scatologique, mi français, mi patois. Il se vautrait dans ses vantardises avec gloutonnerie, l’âme plus lourde de crimes que celles des vrais conquérants.


Sa logorrhée verbale était farcie de prétentions himalayennes dignes de figurer dans le livre des records. À l’en croire, il ne cessait de trancher par troupeaux les noeuds gordiens les plus inextricables. Ses fanfaronnades atteignaient leur paroxysme lorsqu’il détaillait ses performances sexuelles avec de jeunes ébènes, ses combats titanesques contre des tribus de sauvages coupeurs de têtes, ou bien encore ses pouvoirs hypnotiques hors du commun, capables de stopper net un troupeau de rhinocéros en colère chargeant leur caravane. Il voulait « déniaiser », comme disait avant lui Jules Ferry, les hommes en pagne, en leur imposant la présence et les mœurs de l’homme blanc.


Notre escorte était nombreuse, plastronnait-il devant son auditoire médusé et craintif. Quand on avait trop faim, on abattait un homme de l’escorte. Cela nous permettait de tenir quelques jours supplémentaires. Mais pas un nègre ! Ah ça non ! Ceux qui en ont mangé sont tombés malades. Le nègre n’est pas comestible. Il y en a même qui sont vénéneux…


Ah non ! Ne me parlez pas des explorateurs ! Ce sont des prédateurs.


Les souvenirs

 

— Alors, tu vas vraiment faire ça ? Evoquer tes souvenirs d’enfance.


— Ben oui, je me rappelle que chez le boucher j'avais demandé deux steaks en précisant bien "et pas de la daube", pour respecter la consigne maternelle.

Je me rappelle qu'à la maison le seul fromage que nous mangions était du Comté, mais qu'il avait des trous et que nous l'appelions du Gruyère.

Je me rappelle la peau épaisse qui recouvrait notre bol de café au lait au collège et que nous brisions comme une petite banquise matinale qui se transforme en pack.

Je me rappelle avoir visité seul la Bourse de Paris lorsque les cours étaient encore inscrits à la craie sur de grands tableaux et que les traders faisaient la queue devant les cabines téléphoniques.

Je me rappelle qu'il fallait finir son assiette parce que les petits noirs n'avaient rien à manger.

Je me rappelle l'infusion de camomille faite avec trois fleurs dans l'eau frémissante.

Je me rappelle l'obligation de trouver un brin de muguet dans les rues le matin du 1er mai qu'il vente ou qu'il pleuve, question d'honneur.

Je me rappelle les vacances à la mer après un voyage de deux jours, nationale 7.

Je me rappelle le cordonnier au milieu de son fatras de chaussures dans lequel il retrouvait toujours le soulier qu'on lui avait confié.

Je me rappelle le kiosque devant la mairie sur lequel jouait la fanfare municipale.

Je me rappelle du jour où j'ai compris ce que signifiait l'expression "ne pas prendre des vessies  pour des lanternes".

Je me rappelle du passage de la caravane du tour de France et de son animateur Maurice Biraud.

Je me rappelle les pleins et les déliés, l'encre violette, les plumes sergent Major, les buvards et les pâtés.

Je me rappelle mon premier stylo-bille dont l’usage était interdit à l’école, et mon premier stylo quatre couleurs.

Je me rappelle que pour composer un numéro on tournait le disque d'un cadrant en introduisant le doigt dans les trous correspondant aux trois lettres et aux quatre chiffres du numéro.

Je me rappelle que mon Solex consommait un litre de "mélange" aux 100 km,

Je me rappelle que mon premier tourne-disques était un Teppaz que l'on m'avait offert pour Noël accompagné du disque des "Lettres de mon moulin" d'Alphonse Daudet.

Je me rappelle que mon oncle avait un tourne disque 75 tours avec des aiguilles et un cornet acoustique.

Je me rappelle la cuisine de mes grands parents avec son fourneau à bois, son pilon presse-purée et son moulin à café à tiroir.

Je me rappelle des baby-foot et des flippers dans les cafés.

Je me rappelle les sièges en bois et les wagons de première classe rouges du métro parisien et de la pub Dubo – Dubon – Dubonnet dans les tunnels.

Je me rappelle de Zappy Max à la radio, le midi, et de la journaliste Geneviève Tabouis qui commençait toutes ses chroniques par "Attendez-vous à savoir".

Je me rappelle les Shadocks au bec pointu et la voix de Claude Piéplu.

Je me rappelle avoir regardé l'éclipse de soleil de février 1961 à travers un verre fumé dans une cour de récréation et celle du 11 août 1999 à travers des lunettes spéciales depuis la terrasse de notre immeuble.

Je me rappelle qu'il n'y avait alors que 2,5 milliards d'hommes sur la planète et que l'on s'inquiétait des possibilités d'en nourrir 4 milliards.


La file d'attente

 

Peu avant la fin de notre séjour à la montagne, nos réserves étaient épuisées. Nous avions sous-estimé l’appétit de nos skieurs qui s’empiffraient comme des ténias au régime depuis des semaines. J’ai donc proposé à Pierre-Emmanuel de Bord de m’accompagner au magasin d’alimentation pour reconstituer nos provisions.


— Impossible, me dit-il, je suis interdit de file d’attente.


Je devais avoir une expression semblable à celle que j’ai surprise sur la face d’un poisson au Grand Aquarium de Saint-Malo.


— Ça n’est pas une blague, affirma Pierre-Emmanuel, je ne dois jamais me mettre dans une file d’attente, or les magasins d’alimentation en sont farcis.


Je connaissais pas mal d’interdits en ce bas monde, j’en avais même éprouvé les conséquences depuis ma plus tendre enfance, mais c’était bien la première fois que j’entendais parler d’interdit de file d’attente ! Je connaissais les interdits de jeux, les interdits de casinos, les interdits bancaires, et même les interdits alimentaires.Je savais qu’il existait aussi des interdits sociaux ou culturels. Dans quelle catégorie devait-on placer l’interdit de file d’attente ?


— J’ai déjà été verbalisé pour avoir voulu transgresser cet interdit, crut bon d’ajouter P.-E. de B. J’avais bloqué une caisse toute la journée. Je figure sur une liste noire avec ma photographie diffusée dans tous les magasins, toutes les compagnies d’autoroutes, et bien d’autres lieux encore. Il suffit que je m’approche d’une file d’attente pour que les codes-barres ne fonctionnent plus, que les références des articles des personnes devant moi disparaissent. Le plus souvent, elles ont oublié ou perdu leur carte bancaire. Je porte l’oeil. Je suis un porte-poisse. J’ai subi tous les IRM et scanners possibles pour déterminer l’origine du mal. En vain.


J’avais entendu parler de la théorie de la file d’attente. C’est une théorie mathématique relevant du domaine des probabilités, mais il me semblait que Pierre-Emmanuel vivait dans l’illusion de la malchance, qu’il souffrait du syndrome de Calimero. J’avais lu Spinoza qui décrit « l’illusion des causes finales » qui consiste à croire que ce qui nous arrive est dû à une intervention divine ou au destin.


— Je te jure que je ne pratique pas la sorcellerie, précisa-t-il, devinant mes pensées. C’est ainsi, chaque fois que je m’approche d’une barrière de péage, les automobilistes font tomber leur monnaie sous leur voiture et ne peuvent plus ouvrir leur portière. Ou bien ils ont le bras trop court, ou bien leur carte bancaire est démagnétisée. Parfois même, ils tombent en panne. Il faut reculer. Les voitures sont bloquées. Je suis la bête noire de Bison futé. Les services de sécurité routière m’ont retiré mon permis d’autoroute. Je suis la hantise des services des urgences dans les hôpitaux. On me prête des pouvoirs maléfiques. On m’accuse de désorganiser le Pays !


Ils m’ont inscrit en caractères gras dans la loi de Murphy : « Là où Pierre-Emmanuel de Bord se trouve, toute file d’attente se fige ».