samedi, août 06, 2022

Marguerite

 

C’était une petite vieille aux joues roses et aux yeux bleus pâles délavés. Elle avait subi une éducation stricte de la part de parents sévères qui ne lui passaient aucun écart, puis de la part de sœurs acariâtres et frustrées dans un couvent d’Ursulines. Ses moindres souhaits avaient été annihilés, son ambition avait été piétinée et ses rêves s'étaient volatilisés. C’est ainsi que Marguerite s’était laissée effeuiller chacun de ses désirs et épétaler chacune de ses volontés.


Toute sa vie elle n'avait fait qu’exécuter des ordres, s'était contentée d'obéir et avait toujours demandé la permission pour prendre la parole, ce qui lui était le plus souvent refusé.


Elle était mariée à un bûcheron pervers qui ne quittait jamais sa tronçonneuse, et qui était comparable à un de ces cocktails au goût innocent qui se glissent imperceptiblement dans tout votre organisme et vous rendent malade.


Son unique plaisir était la lecture de son magazine « Modes et travaux » auquel il avait bien voulu l’abonner afin qu'elle se perfectionne dans l'accomplissement de ses tâches ménagères. Cet abonnement survécut au décès de son mari victime d’une maladresse fatale alors qu’il essayait le dernier modèle de tronçonneuse thermique Macullotalenvert, au moteur survitaminé et à la longueur de coupe démesurée.


C’est en lisant le numéro du mois d’août de « Modes et travaux » que son attention fut attirée par une annonce publicitaire dont la devise en caractères gras était « Apprenez à dire NON ! ». Suivaient les coordonnées d’un professeur de désobéissance. Cette annonce, bien qu’insolite, paraissait tout à fait sérieuse. En effet, ce professeur était également un spécialiste de l’astrologie égyptienne et druidique, et avait été, cerise sur le gâteau, un très ancien cartomancien spécialisé dans l’Oracle Gé. À ce titre, il avait été  noté cinq étoiles sur cinq !


Après avoir souffert mille tortures dignes du purgatoire, par trop d’obéissance, le moment semblait venu pour Marguerite de rattraper le temps perdu. Elle se rendit immédiatement chez le Professeur Llanfairpourdemin pour y suivre son premier cours. 


Au vu des états de service peu glorieux de Marguerite, le professeur se dit que le travail allait être long et difficile. Il commença son éducation progressivement en lui apprenant à traverser la chaussée au moment où le petit homme vert passait au rouge, puis la fit traverser carrément en dehors des clous. Marguerite était très motivée et montra des dispositions étonnantes. Elle apprit ainsi à marcher sur les voies cyclables, rester sur la file de gauche des tapis roulant et resquiller dans les files d’attente. Sa fragilité apparente et son âge avancé lui facilitaient la tâche vis-à-vis des gens qu'elle importunait.


Devant ses progrès fulgurants, elle passa à la vitesse supérieure et quitta les restaurants sans payer après s’être mouchée dans la nappe. Venait-elle à se faire surprendre à boire et manger dans les magasins d’alimentation, son sourire et son air innocent la sortaient des situations difficiles.


Elle en voulait toujours plus et se mit à conduire sans permis ni assurance. Elle ne mettait jamais sa ceinture, ignorait systématiquement le clignotant et d’une manière générale le code de la route. Lorsqu'elle s'arrêtait dans une station-service, elle en profitait toujours pour boire un whisky ou une vodka, voire deux ou trois, et reprenait la route en titubant.


Llanfairpourdemin n’en revenait pas de l’efficacité de ses cours de désobéissance, et comprit que l’élève avait dépassé le maitre lorsque Marguerite disparut sans laisser d’adresse et sans l’avoir payé.