samedi, janvier 02, 2021

La carte postale

 

La carte postale avait fait scandale à la fin du repas. Elle passait de mains en mains entre les convives et ce n'était que tristes mines autour de la table. Gertrude de la Martinière aurait bien voulu interrompre cette circulation erratique et désastreuse, mais cela était impossible. Il y en avait gros sur les patates.


Tante Jeanne (avec laquelle vous avez fait connaissance le soir du réveillon de Noël) disait qu’il y avait certainement un maître chanteur derrière tout cela. Le cramoisi de sa colère faisait progressivement disparaître le bleu turquoise de son maquillage et son mari prenait des airs entendus comme si les révélations de cette carte ne lui créaient aucune surprise.


Tante Yvonne (idem) avait pris le mors aux dents et s’emballait, sans que son cavalier du moment ne puisse la contenir.


Tante Agathe paraissait abattue. Peut-être ne s'était-elle pas encore remise totalement de la Covid-19.


Il n'y avait guère, autour de cette table, qu’Ulysse-Elysée-Zéphirin qui gardait sont sang froid. La belle affaire ! On en avait vu d'autres. Le plus gênant, certes, était la photo elle-même. La carte postale avait été imprimée à partir d'une photographie de la petite Suzette qui se trouvait dans une tenue plus que légère. Elle ne portait pas de soutien-gorge et l'on apercevait l’aréole de ses seins sous la soie du chemisier blanc.


La petite Suzette, peu farouche et accorte, avait été au service du château durant plusieurs années jusqu'à ce qu'elle se fasse enlever par un mafioso aux allures d'hidalgo, à moins qu'il ne s'agisse d'un hidalgo plus ou moins mafioso, on ne se souvenait plus très bien.


Toujours est-il que cette carte postale adressée à Paul-Emmanuel, fils héritier de la famille, faisait l'effet d'une petite bombe. Il y était écrit : « Ta mère n'est pas la bonne car ta véritable mère est la bonne ».


Voilà qui laissait toute liberté d'interprétation.


Le Roi, la Reine et le Fou...


Un bruit, à l’extérieur, l’alerta. 


Il ne vit à travers le rideau crasseux que les maisonnettes trapues et lugubres, aux petits jardins négligés, sur lesquelles flottait une légère brume.


Bien qu’excédé et dépité par son échec, il sortit de l’appartement de Jeanne avec d’infinies précautions afin de ne pas être vu par deux policiers qui effectuaient une ronde de surveillance du  couvre-feu.


Après une heure de marche dans les rues labyrinthiques d’une banlieue poisseuse de mille crapuleries, et après s’être assuré à plusieurs reprises qu’il n’était pas suivi, il pénétra dans un vieux pavillon dont il avait la clé.


Il jeta le trousseau sur la table de la cuisine recouverte de bouteilles vides et de papiers gras.


Sur l’un d’eux, était griffonnée la liste des prénoms de ses victimes. Il se mit à les lire à voix haute, en ponctuant chacun d’un sonore « delete » et en criant de plus en plus fort comme un fou qu’il était. Clotilde, delete, Hildegarde, delete, Judith, delete, Adélaïde, delete, Berthe, delete. Que des noms de Reines. Ses Reines de quartiers ; dont il était le Roi. L’une d’elles, Jeanne, venait de lui échapper. Ah la garce ! Elle ne perdait rien pour attendre. Il n’était pas pressé. Il avait tout mon temps. Je suis un « dilettante » hurla-t-il dans un effrayant éclat de rire.


Ces contrariétés lui avaient aiguisé l’appétit. J’ai besoin de chair fraîche, grommela-t-il pour lui-même en descendant au sous-sol de la maison. Lorsqu’il ouvrit l’imposant congélateur, il ne prêta pas la moindre attention à Hildegarde qui le fixait de son regard hébété et glacial. À l’aide d’un couteau à désosser, il découpa un morceau de Clotilde. Avec une précision chirurgicale, il coupa tendons et articulations. Une règle avant tout : la viande ne doit jamais avoir le goût du métal.


Balayant d’un large mouvement du bras tout ce qui encombrait la table, il posa le morceau de  Clotilde devant lui. Cette main baguée, ces ongles ébréchés… Des images surgissaient dans sa tête, des visions de cauchemars, des magmas de charognes, de libidineuses et palpitantes viscères écarlates. Des portes, des caves, des escaliers, le noir, toujours le noir, la faim, la peur…


Ses souvenirs, flous et nébuleux, n’étaient que des morceaux de mort, arrachés au vide, que rien ne fixait ni ne rassemblait. Mémoire fragmentée, éclatée, brisée, fatiguée. Mémoire d’outre-tombe, mémoire d’une vie antérieure…


« Le garde n’ouvrira la porte qu’en échange d’une promesse ferme de la reine, et pour gage de sa parole, le garde a ordre de chatouiller de cette dague les tendres chairs de la princesse. Ce qui serait dommage... » 

….

« Le méchant comte aurait emprisonné la belle princesse d’Aquitaine dans la tour de son château et se préparerait à la déflorer sous le regard impuissant de la jolie reine Adélaïde, à moins que celle-ci ne préférât s’offrir elle-même à un jeune chevalier vigoureux, en l’honneur de son épée toute neuve » 


Dans les anfractuosités de son âme, il avait l’impression d’entendre des comptines fredonnées par des enfants fous autour de charniers. Mais avait-il encore une âme ?


Il avait la sensation d’être sur un plongeoir au dessus d’eaux incertaines et sulfureuses…