lundi, janvier 16, 2023

Le flamenco de la mort

 Lorsqu’elle arrivait sur scène pour danser le flamenco, Carmen avait le don de mettre le feu parmi les aficionados. Dans sa somptueuse robe rouge ourlée de dentelles noires elle était belle comme le jour, surnaturellement belle, belle à arrêter les pendules. Elle était la plus belle, la plus charmante, la plus divine, la plus parfaite des créatures qui aient jamais vécu sur cette terre. Elle était plus angélique même qu'un ange; plus gracieuse, plus impériale et plus sidérale qu'une déesse, plus féerique que Titania, plus belle que Vénus, plus enchanteresse que Parthénope; plus adorable, désirable, bref plus radieuse que toutes les femmes qui ont jamais vécu. Me suis-je bien fait comprendre ?


Mais ce n’est pas tout ! Carmen était une « bailaora » puisqu’elle dansait divinement bien, sachant cambrer son corps ou le faire onduler avec une volupté presque immorale, comme aurait su le faire la vedette d’un harem de sultan de première classe. Elle était aussi une « cantaora » car elle chantait d’une voix sirènéenne des chants qui lui montaient des entrailles, les plus beaux chants qui ne soient jamais sortis d’un pharynx humain. Suis-je bien clair ?


Mais ce n’est pas tout ! Elle possédait également l’art de claquer les paumes des mains, celui de « monter » le rythme, et celui des claquements de pieds sur le sol, répondant aux accords de guitare.


Son énergie et sa spontanéité emportaient les foules dans un délire grandissant. Hélas, chacune de ses prestations se terminait par le décès d’un danseur, phénomène malheureux et bizarre qui se produisait presque systématiquement. La mort frappait au hasard un individu lorsqu’arrivait la dernière phrase mélodique du chant, la chute, la « caida del cante », accompagnée d’une série de talons-pointes qui faisaient vibrer le sol et soulevait la poussière des planches.


Au début, personne ne prêta attention à cette concomitance. Elle n’aurait su échapper cependant à la sagacité de l’inspecteur Zapatero qui réunit quelques coupures de presse aux similitudes troublantes, les victimes se trouvant chaque fois à proximité de Carmen. Mais comment cela était-il possible ? S’agissait-il d’accidents ou de meurtres ? De coïncidences ou de crimes prémédités ? Une seule certitude : les victimes s’effondraient brutalement, décédant par arrêt cardiaque soudain et irréversible.


Un certain nombre d’hypothèses, toutes plus hardies les unes que les autres, furent émises. On évoqua le vibrato briseur de cristal et de tympans, certaines victimes ayant du sang dans les oreilles, mais il eut fallu pour cela un son clair alors que Carmen terminait toujours sur une tonique grave. On examina attentivement ses chaussures à claquettes afin de s’assurer qu’elles n’étaient pas équipées d’un mécanisme lanceur de fléchettes empoisonnées lors de son jeu de pieds final. Rien de tel ne fut découvert. Les plus audacieux allèrent jusqu’à suggérer le choc meurtrier de deux notes dissonantes telles que le fa dièse avec un ré mineur, mais les musicologues pouffèrent.    


Après avoir tout épuisé, il fallut se rendre à l'évidence : Carmen avait les yeux revolver. Le regard qui tue !


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