samedi, octobre 24, 2009

Au pays de l'imagination

La petite Sophie se pencha beaucoup trop au dessus du bastingage, tomba à la mer et se noya… poursuivit le capitaine Mouche pour faire monter la tension d’un cran supplémentaire et aiguiser, comme s’il en était besoin, l’intérêt de son auditoire.

Ils étaient tous suspendus à ses lèvres, fascinés et perplexes. Le vieux Fred ouvrit la bouche sans s’apercevoir que ses dents du haut, qu’il avait depuis maintenant presque deux ans, tombaient par terre avec un bruit sec.

Arthur, comme à l’accoutumée, souriait bêtement en ouvrant sa bouche édentée, au point que les autres pouvaient voir son sourire jusqu’à l’occiput.

Le timide Paulo restait coi, la bouche pleine des questions qu’il n’osait pas poser.

Ludvig, dont la curiosité était à deux doigts de la déflagration, tomba de son tabouret lorsque le balancier de l’horloge lâcha prise et rendit l’heure.

Tous attendirent avec anxiété qu’elle ait vomi ses douze coups de minuit.

Mais pourquoi François ne lui a-t-il pas lancé la bouée ? Finit-il par demander, en remontant sur son siège.

Le vieux loup de mer vers lequel tous les regards étaient tournés, se lécha la bouche pour enlever un peu de sauce égarée dans sa barbe, saisit son verre, but lentement, s’essuya méticuleusement, rota discrètement, leva non moins discrètement la fesse gauche pour exfiltrer un gaz intempestif puis contempla attentivement le bois de la table jusqu’au moment où il sentit l’atmosphère sur le point d’exploser.

Il n’y avait pas de bouée.

Pas de bouée sur un aussi beau bateau ! S’étonna en chœur l’auditoire sur un ton de reproche panaché d’incrédulité.

Le capitaine ralluma une fois de plus sa pipe en écume dont les volutes dessinaient des têtes de morts dans l’air surchauffé.

Non. C’était un magnifique voilier bleu dont les cinq voiles s’imbriquaient les unes dans les autres, mais il n’avait pas de bouée. Aucune bouée. François chercha cette bouée introuvable et pendant ce temps-là, Sophie se noya.

François venait de démontrer que l’obstination est le parent pauvre de la volonté.

Cette histoire paraissait totalement invraisemblable.

Le vieux Fred savait que le capitaine Mouche était un grand voyageur au pays de l’imagination.

Ce jour-là, il trouva sur la chaise qu’il venait de quitter un billet froissé sur lequel était écrit :

Qu’est-il arrivé à Sophie ? Elle est tombée à la mer
Pourquoi pareille mésaventure lui arrive-t-elle ? Parce qu'elle se penche trop au dessus du bastingage.
Quelles qualités lui manquent encore ? Aucune. Elle s’est noyée.
Comment nommer l’attitude de François ? Obstinée.
Que prouve la dernière phrase ? Qu'à force de chercher l’introuvable, on finit par rater l’essentiel.

3 commentaires:

laura a dit…

Belle conclusion

Cyrod a dit…

C'est vrai que
Chercher n'étant pas trouver
On aura intérêt à se concentrer
Sur l'essence.


Superbe construction ; un certain talent pour amener vers une chute, bien sensible sur les autres textes aussi.
Je reviendrai prolonger ma visite ; merci !

Solange a dit…

Belle conclusion, j'aime ces histoire farfelues.