Les circonstances qui m’ont amené à faire la connaissance d’un gorille dans un compartiment de train en partance pour le lac Baïkal me paraissent suffisamment surprenantes, et correspondre extraordinairement au thème de cette semaine, pour qu’on puisse les relater ici sans crainte d’importuner le lecteur.
J’étais recroquevillé sur mon siège et me trouvais dans un état plus ou moins comparable à celui d’un python après son repas de midi, lorsqu’il entra et s’assit sur la banquette en face de moi.
Quand je compare ce moujik à un gorille, vous pensez sans doute à un gorille de taille normale, pas au paquet super-économique qui occupait deux places et dont le bonnet touchait le filet à bagages.
Il me paraissait bien évident que tout m’opposait à cette créature et que je ne pouvais avoir la moindre pensée en commun avec cet homme des neiges surgi des profondeurs de la steppe.
Je me tassai encore davantage dans mon coin tout en le surveillant discrètement. Il m’était impossible de le regarder en face car il avait, au-dessus d’une moustache qui dissimulait la moitié de son visage, cette sorte de regard capable d’ouvrir une huître à vingt mètres.
C’est alors que les haut-parleurs du compartiment diffusèrent un message dans un français parfait : « Connaissez-vous la fragrance des mots ? »
Quelle ne fut pas ma surprise en réalisant qu’il n’y avait aucun haut-parleur dans le compartiment et que cette question m’était personnellement adressée par le Yéti lui-même !
Saviez-vous, Monsieur, que les mots ont une odeur ? Me dit-il en posant sa valise sur ses genoux et en commençant à en extraire un assortiment de nourritures accompagné d’une bouteille de vodka.
Certainement ! Répondis-je après avoir repris mes esprits. Tout récemment, à la suite d’un repas trop riche, je peux vous assurer que mes maux savaient se faire sentir et …
Non ! Je vous arrête. Je veux parler des mots, M-O-T-S. Ces phonèmes que l’on trouve en plus ou moins grands nombres dans les dictionnaires que nos amis Robert et Larousse s’amusent à collectionner…
Ahhh ! Les mots. Oui, bien sûr ! Non. Pensez donc. C’est une plaisanterie. Si les mots avaient une odeur, cela se saurait depuis longtemps. Peut-être, à la rigueur, veut-on parler de cette mémoire olfactive qui nous fait associer une odeur avec le souvenir d’un bon plat. Ou alors, me parlez-vous de ces gens qui font valoir leurs arguments au moyen d’une haleine pestilentielle agrémentée d’une pluie de postillons.
Détrompez-vous, Monsieur. J’ai connu un arpenteur qui, lui-même, avait rencontré un vieil homme dont la boutique était pleine de meubles à tiroirs qui recélaient chacun un mot à l’odeur caractéristique.
Et vous avez cru une chose pareille ? M’étonnai-je. Sans doute à tort. Car, après tout, dans un pays où un gorille parlant français peut apparaître inopinément dans votre compartiment, il doit être possible que des vieillards aient des meubles à tiroirs au fond de leur boutique obscure avec des mots dedans.
Le moujik argumentait à n’en plus finir tout en dévorant le contenu de sa valise. Il mâchait et parlait à la fois, si bien que ses bacchantes semblaient un appareil perfectionné pour transformer les victuailles en considérations sur la fragrance des mots, ne s’interrompant que pour aspirer de longues rasades de vodka.
Je reçus en plein visage l’odeur des champs de seigle, l’odeur divine et russe de l’alcool non digéré. Je venais de comprendre l’odeur du mot vodka.
A cet instant, un contrôleur ouvrit la porte de notre compartiment.
Après une légère hésitation, il eut tôt fait de comprendre qu’il ne pourrait séjourner à l’intérieur sans s’exposer rapidement à un malaise et poursuivit ses contrôles plus loin.
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1 commentaire:
Belle façon de nous présenter cette découverte.
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