mercredi, mars 25, 2020

Le centième jour

Il était 23 heures 04 lorsque James-Hubert Bonissor de Sonbin sortit (aussi) de sa léthargie. La douleur l’empêchait parfois de dormir, mais fatigué de ressasser toujours les mêmes choses, de broyer toujours les mêmes idées noires, il s’était effondré de sommeil dans son windsor en cerisier sculpté, et au dossier de frêne orné de négresses nues aux multiples bracelets. Un siège qu’il affectionnait particulièrement au milieu de cette pièce étriquée et miteuse qui lui servait de bureau lorsqu’il n’était pas en exploration.

En effet, très tôt, il s’était amouraché de l’Afrique qu’il avait parcourue en tous sens, jusqu’à l’estuaire du Wouri, enfoncé jusqu’aux genoux parmi les serpents venimeux de toutes espèces et de tous calibres. Il n’était pas fragile à l’époque. Il avait échappé aux pumas mangeurs de pygmées et aux pygmées mangeurs d’hommes. Autant dire qu’il aurait pu mille fois passer de vie à trépas sans gros efforts de sa part. Mais au lieu de cela, il avait survécu et nous éreintait de ses histoires de chasses aux lions et de covoiturages.

Ah ça, il convenait lui-même qu’il avait vécu, et même bien vécu, mais avait de sérieux doutes quant à la continuation de cet état de fait. Il entendait le murmure de la faucheuse et avait l’air de quelqu’un sur le point de cracher son âme au diable.

James-Hubert était la douleur personnifiée. Sa peau ne formait plus qu’un linceul pour ses os et les parois de son estomac n’étaient plus ce qu’elles devaient être depuis bien longtemps.

À contre-cœur il se réveilla avec difficulté et secoua la tête, dérangeant plusieurs mouches qui abandonnèrent son exubérante tignasse. Enfin, il ouvrit la lumière dans son crâne.

James-Hubert prenait cruellement conscience que le monde n’était pas une plaisanterie. Il n’avait jamais éprouvé avec autant d’acuité l’impression d’être enfoncé jusqu’aux yeux dans les affres du confinement, et sur le point de couler sans laisser de traces. De jour en jour, son moral avait sombré jusqu’à atteindre des profondeurs vertigineuses. Il connaissait des abîmes d’ennui en ce lieu qui ne recevrait jamais la 4G, et s’était lassé de placer bout-à-bout l’extrémité des doigts de ses deux mains en regardant dans le vide.

Ses cellules ne se reproduisaient plus et son système digestif était périmé. Il imaginait ses derniers instants, rampant dans l’appartement à la recherche d’un quignon de pain, d’un vieux reste de courge séchée, ou de la gamelle du chat qui avait rapidement déserté ce lieu de détresse. Un troupeau de solutions radicales et définitives affluaient dans son cerveau lorsqu’il songeait à l’obscur pétrin dans lequel le Gouvernement s’apprêtait à le laisser tomber.

Tout homme moins bien trempé aurait hurlé à la mort en constatant que son espérance de vie était ramenée à celle d’un mineur du 19ème siècle, mais James Hubert-Bonissor de Sonbin se contenta de lâcher un profond soupir.

Sa priorité de l’instant était de satisfaire urgemment à des besoins naturels. Ses intestins pourris lui jouaient régulièrement des tours et il faisait de moins en moins confiance à ses sphincters. Il quitta ses négresses nues et se mit à la recherche d’une allumette pour s’éclairer à l’aide d’une chandelle. Les coupures de courant étaient de plus en plus fréquentes depuis que des bandes de prisonniers évadés terrorisaient la population en commettant des sabotages.

Il sortit à tâtons de son bureau, longea le piano, piétina la cinquième symphonie et sursauta en apercevant un inconnu qui s’approchait de lui dans l’obscurité ; un individu à la peau couverte de scrofules noirâtres, ratatinée et froissée comme du carton bouilli. Il sentit ses chaussettes le lâcher d’un coup et les cloisons se mirent à valser autour de lui.

A la faveur d’un rayon de lune, il réalisa que c’était son reflet dans le miroir du salon. De son regard de vache qui rumine, il fixa l’anamorphose de son visage transformé en crâne d’Hamlet surmonté d’un monticule de cheveux ébouriffés comme les plumes d’une poule effarouchée. Comment en était-il arrivé là en seulement cent jours de confinement total ? 

Il était 00h24 lorsque James-Hubert Bonissor de Sonbin utilisa la dernière feuille de son dernier rouleau de papier-toilette.

Contraintes :

Les mots imposés par « Des mots, une histoire » (42ème collecte d’Olivia Billington) sont :
ESPERANCE, PIANO, SECHER, COURGE, FEUILLE, COURAGE, TRANSFORMER, ANAMORPHOSE, SYMPHONIE et CERISIER. 


Les mots imposés par « Les Zentre-Nous » sont :
FEUILLE, BRACELET, S’AMOURACHER, LONGTEMPS, SOMMEIL, FRAGILE, COVOITURAGE, ESTUAIRE et MURMURE. 




4 commentaires:

Max-LouisM a dit…

Bon jour,
Un excellent texte qui laisse un froid entre les vertèbres et les lucarnes pupilles du lecteur ...
Max-Louis

Olivia a dit…

Oh dear...
Le début m'a fait rire, puis la suite m'a glacée. Heureusement que la phrase de in ramène le sourire - même si, en réalité, ce n'est pas drôle...

guillemette a dit…

Un texte magnifiquement écrit qui fait passer du plaisir de l'évasion au sordide du confinement et de la déchéance de cet homme

Patchcath a dit…

Quel plaisir de lire ce texte ;-) avec cet aventurier plus qu'original !