dimanche, mai 06, 2012

Le pain rassis


Un jour, j'ai expliqué à mon neveu que je devais ma fortune à une porte ouverte. L'explication, je le reconnais bien volontiers, était un peu tirée par les cheveux. Il me faut aujourd'hui sacrifier mon goût de l'extraordinaire et du surnaturel sur l'autel de la Vérité.

Je m'en tiendrai donc aux seuls faits strictement authentiques et sans la moindre exagération.

Tout a commencé par un morceau de pain rassis. La chose était d'autant plus surprenante que j'avais acheté le matin même une baguette encore chaude, dont la mie chantait à tue-tête sur la banquette arrière de la voiture lorsque je la ramenai à la maison. Je m'en étais même offert un quignon sur le champ, croustillant à souhait. Mais une fois posée sur la table de ma cuisine, le plus misérable des prisonniers aurait préféré continuer de crier famine au fond de son cachot plutôt que de mordre dans ce morceau de bois acheté quelques heures plus tôt.

Lorsque j'eus l'audace d'évoquer cet étrange phénomène à mon boulanger, celui-ci ponctua mon récit de quelques haussements d'épaules énervés et, vexé comme un britannique traité d'européen, me cribla de honte devant son impatiente clientèle qui faisait la queue jusque sur le trottoir d'en face.

Pourtant, je n'avais pas rêvé. Je résolus de disséquer avec une obstination maniaque les paramètres de cette curiosité. Les observations quotidiennes que j'entrepris, m'embarquèrent dans des errements défiant les lois de la nature et de la mie de pain. Certains jours, le pain  durcissait avec la rapidité d'une érection d'adolescent lisant les scènes d'orgie de "La femme de feu", et d'autres fois il restait mou comme un chancre ou un homme politique face à la crise mondiale.

Un jour, ce que je vis me plongea dans des abysses de perplexité. Une extrémité de la baguette évoquait l'adolescent alors que l'autre faisait penser à l'homme politique. Une vie résumée sur la longueur d'une simple baguette de pain. J'hallucinais et contemplais, rêveur, cette bizarrerie, cette extravagance, que dis-je, cette monstruosité. J'avais beau retourner le problème dans tous les sens, tâter la croûte, sonder la mie, je n'entrevoyais pas le moindre petit bout de début d'une explication.

La vie continua ainsi quelques temps. Des semaines, des mois, durant lesquels j'écumai toutes les boulangeries de la ville pour en devenir certainement le premier acquéreur de pain  non consommé puisque celui-ci ne servait plus qu'à réaliser mes expériences, n'osant  ingérer un produit au comportement si excentrique.

J'observai progressivement que le pain entreposé à la salle de bain mollissait plus vite, que celui qui avait été placé derrière la baie vitrée du salon séchait plus rapidement, que celui se trouvant dans la chambre à coucher avait tendance à s'émietter dans mon lit, et que tous ces pains-là, finalement, avaient des comportements normaux.  A force de persévérance, je poussai le pain tranché jusque dans ses derniers retranchements et c'est ainsi que j'allais découvrir ce qui devait faire ma fortune.

Pour vous le faire découvrir aussi, je pourrais naturellement vous demander de patienter jusqu'à un prochain épisode, procédé utilisé par nombre d'écrivassiers et plumitifs de ma connaissance soucieux de leur blogrank , mais étant d'un naturel bon et généreux, je vais poursuivre céans.

Je finis donc par cerner le problème puisque cerner est le mot le plus approprié en la circonstance. Le phénomène ne se produisait que sur la table de la cuisine et plus précisément sur le set de table placé au centre de celle-ci, raison pour laquelle seule la partie d'un pain posée sur ce set devenait  sèche. Le set desséchait, asséchait,  vieillissait, mûrissait tout ce qui était posé sur lui. 

Alors, bien sûr, à ce stade de mon propos, j'en vois qui haussent une épaule ou deux, et pensent que je leur raconte, une fois de plus, une histoire à dormir debout. Que mes sceptiques lecteurs et gausseuses lectrices se rassurent, j'ai promis de ne m'en tenir qu'à la stricte vérité et je vais d'ailleurs sur le champ leur apporter la preuve de ce que j'affirme ici.

J'eus en effet l'idée, ma fibre cérébrale étant toujours en alerte, de poser sur ce set de table le journal du matin, et quelques instants plus tard je pouvais lire les nouvelles du lendemain. Il ne me restait plus alors qu'à courir chez le buraliste pour jouer les numéros du prochain tirage gagnant.

Voilà comment une simple baguette de pain rassis m'obligea à réviser de fond en comble mes idées sur la tristesse de la vie. 

1 commentaire:

Solange a dit…

Un set de table qui a une grande valeur, je vous l'emprunterais bien.