mercredi, juillet 30, 2008

Un été meurtrier

1


La semaine venait de se terminer par une idée lumineuse : « Tous les meurtres avaient été commis en été ». Il fallait donc avoir l’œil et redoubler de vigilance.

Je dis « lumineuse » parce que c’est ainsi que le commissaire qualifiait habituellement ses idées, mais, à vrai dire, celle-ci ne m’éclairait pas tellement.

Vous verrez, Marfau, avait-il ajouté en s’épongeant le front, l’été commence et il y en aura d’autres. Il-y-en–aura-d’autres…

Au même moment, quelques centaines de kilomètres plus au sud, il faisait encore plus chaud. Les ondes rythmiques des cigales – clamant leur allégeance indéfectible au roi soleil – envoûtaient la campagne.

Comme à son habitude, la mère Michelle se rendait avec une lenteur de gastéropode ankylosé jusqu’à la grange où l’attendait une bicyclette qui faisait la convoitise des brocanteurs.

Tous les vendredis, elle se rendait au village pour aider son gamin aux travaux des champs. Le petit allait sur ses soixante quinze ans et peinait à l’exploitation de ses quelques hectares.

Elle enfourcha son vieux vélo rouillé avec d’infinies précautions et à une allure quasi onirique.Son déplacement sur cette monture grinçante était un véritable défi aux lois de l’équilibre.

Tout serait bien allé - les lois de l’équilibre en ayant déjà vu d’autres - si Joseph ne s’était pas trouvé là.Joseph était particulièrement de mauvaise humeur. Encore plus que d’habitude. L’œil nitescent et les vibrisses frémissantes, il émettait sans cesse des grognements borborygmiques de bougon perpétuellement mécontent. Cela était dû, sans doute, à son visage ingrat recouvert de boutons, son horrible haleine, ses épaules en carafe, son insoluble problème d'aisselles dégoulinantes, ses fesses plates et ses oreilles en portes de grange.

Ceux qui osaient encore l’approcher prétendaient voir dans son œil l’éclat fiévreux d’une haine définitive vouée à l’humanité toute entière.

L'essentiel de la capillarité broussailleuse de Joseph émergeait de ses oreilles et de son nez constamment agacé par les poils de sa moustache grillés par l'éternel mégot de gitane maïs mille fois rallumé.

Il soulageait ces horripilantes démangeaisons en frottant son nez couperosé comme un champignon vénéneux avec le revers de sa main.

Ce geste lui avait valu de nombreux revers, chiens, chats, poulets et autres animaux écrasés par son volumineux camion, mais de mère Michelle, jamais. C’était une première.Il jura, immobilisa tant bien que mal son véhicule dans un nuage de poussière et vint contempler sa victime.Sans vouloir se l’avouer, il aimait bien contempler ses victimes.

Il ne trouva qu’un vélo tordu et sans animosité dont seule une roue paraissait encore vivante et couinait faiblement…


2


Des photographies d’accidents, éparpillées sur le bureau du commissaire, lévitaient au rythme d’un énorme ventilateur rouillé à la rotation gémissante.

Vous vous souvenez de cette série d’accidents sur les routes des vacances, l’année dernière ? En fait, il s’agissait de meurtres. Il faisait très chaud et l’affaire a transpiré…

Vous m’entendez Marfau ? Parfois, je me demande si vous comprenez tout ce que je vous dis. Il y en aura d’autres, j’en ai le pressentiment, ajouta-t-il en s’épongeant front.

Au même moment, quelques centaines de kilomètres plus au sud, la terre se pâmait de chaleur ; le sol brillanté de réverbérations luisait comme les chaussures neuves d’un curé de campagne.

Joseph se grattait les fesses à travers sa soutane en contemplant d’un air dubitatif le vélo tordu qui agonisait devant son véhicule.

Il sursauta et se signa rapidement lorsque tomba du ciel une voix chevrotante dont l’intonation faisait penser au mouton appelant ses petits à l’époque de l’agnelage.

La mère Michelle était sur le toit de sa maison et semblait lui faire signe.Joseph repéra une échelle appuyée contre le mur des écuries et fit descendre la miraculée qui ne cessait de répéter ah, monsieur le curé, ah, ah, ah, monsieur le curé, ah, monsieur le curé.

Elle semblait vouloir continuer ainsi un bon moment, mais après avoir dit « monsieur le curé » à peu près six fois et « ah » une bonne douzaine de fois, elle réussit à s’arrêter en contemplant la tache d’huile qui s’échappait du véhicule de monsieur le curé.

Ce n’est pas grave, monsieur le curé, Paulo vous conduira chez Renaud pour la réparation. C’est le garagiste qui entretient ma bicyclette précisa-t-elle pour le rassurer tout à fait. Elle se baissa pour ramasser ses bésicles avant qu’elles ne soient rejointes par le liquide noir.

Ahhhh, monsieur le curé ! Ahhhh, monsieur le curé, reprit de plus belle la femme rabougrie en se rabougrissant davantage lorsque ses lunettes lui révélèrent le visage de Joseph sous la barrette noire.

Paulooooo, Paulooooo, appela-t-elle au secours, emporte vite monsieur le curé chez Renaud.

Paulo, surgissant de la grange au vélo rouillé, arriva dans l’instant et jeta un rapide coup d’œil à la dérobée sur l’homme en soutane. Ce curé là était bizarre. Il en avait peu vu avec un nez aussi turgescent et une moustache grillée à la gitane maïs. Un curé de quartier ouvrier, se dit-il. Aujourd’hui, on voit des curés à la télé en blouson de cuir et cheveux longs. Les temps ont bien changé.

Un gros rire lui parut indispensable pour dissimuler sa surprise mais il s’étouffa et Joseph trouva opportun de projeter sur les ténèbres de sa stupeur la lumière profuse de la fort simple explication : On m’a chargé de débarrasser les banlieues des déchets sociaux, dit-il. Enfin, je veux parler des brebis égarées, mon fils, et je dois vivre un peu comme eux pour mieux les comprendre.

Sentant la nécessité de soulager sans plus tarder la mère Michelle de cette présence incongrue, Paulo ouvrit toutes grandes les portes de la grange, dans laquelle trônait une magnifique Juva 4 des années cinquante qui semblait faire sa fierté.

Je vous emmène à la ville. Vous allez voir, monsieur le curé, c’est une 747 cm3 capable de faire des pointes à 95 km/h.

Sur la petite départementale sinueuse, Paulo ne tarissait pas d’éloges sur sa petite merveille.

Elle a même la radio, dit-il en allumant un vieux transistor relié à une antenne accrochée à la portière.

Clic – « … venez d’entendre la cinquième symphonie de… bizzzzz… criouïïïc… l’ouverture de France 24 que vous pouvez désormais visionner sur intern… tiouuuuiiiit… ise en examen par… chchchch… midables embouteillages qui paralysent toute la région … »

Paulo s’énervait en maugréant sur les touches de présélection. Ah, les infos qui se répètent tous les quarts d’heures, on se lasse au bout d’un moment !

Clic – « vous n’avez pas le montant de la val… crrrrrr… »Faut juste bien le régler. Vous allez voir. Une fois qu’on a trouvé le bon canal, c’est impeccable….

Clic – « vous propose à présent le troisième mouvement bizzzzzz… »

Décidément, aujourd’hui, il n’y a que le canal des infos qui fonctionne à peu près.

Clic – « Dix-neuf heures trente, nos rappels de l’actualité… »

Paulo insistait sur les touches noircies de crasse du vieux transistor.

« …pête accompagnée de fortes pluies et de violentes rafales a traversé vendredi la Fran…"

Meuh non, bon diou de bon diou. Heu, pardon, m’sieur l’curé.

« Un flash de dernière minute : Joseph Bourdayanne, dit « Le curé de campagne », s’est effectivement évadé du Centre psychiatrique de Saint Ylie. Nos correspondants nous le confirment »

Ah, ça y est : Cette fois, ce sont bien les informations.



3


La chaleur torréfiait la capitale et le commissaire n’avait plus rien sous la main pour éponger son corps ruisselant de transpiration. Il saisit un buvard qui lui laissa un point noir sur le front.

Inspecteur, me dit-il, il faut retrouver les propriétaires de tous les véhicules accidentés sur ces photos. J’insiste, Marfau. Je sens que nous tenons le meurtrier. J’ai toujours résolu mes plus belles affaires en été.Mon week-end était foutu.

Il s’interrompit à ce moment pour déloger une mouche qui s’était aventurée par la fenêtre ouverte et était venue s’emmêler dans ses cordes vocales.


Au même moment, quelques centaines de kilomètres plus au sud, la Juva 4 de Paulo laissait des traces sur le goudron fondu de la petite départementale.

C’est alors que surgit un énorme camion, aussi large que la route, dans un infernal bruit de sirènes couvrant les informations du vieux transistor. « … Le curé de campagne est un psychopathe extrêmement dangereux souffrant de troubles graves de la personnalité en cas de contrariétés… »

- Mais il est cinglé ! Regardez-moi ce con ! Mais serre-toi ! Serre-toi ! Est-ce qu’il va se serrer, nom de Dieu ?

- Mon père, je vous en prie, ne blasphémez pas !

L’abbé tourna la tête vers Paulo. Ce dernier n’avait jamais vu un visage humain passer plus subitement du plaisant au sévère. L’abbé devint subitement un être antipathique au dernier degré, patemment hargneux et un répugnant furoncle qu’il avait sur le front se mit à mûrir brusquement.

« … L’homme a des tendances anthropophagiques perverses qui l’ont amené à commettre par le passé toute une série de meurtres particulièrement atroces. Sa maladie est incurable à ce jour et la récidive est à craindre fortement… »

Le faciès de l’abbé continuait de se déformer au point que cette fois la simple vue de son regard aurait mille fois suffi à jeter l'épouvante dans les rangs d'un bataillon de légionnaires parachutistes.

« …Après avoir assommé ou poignardé sa victime, il la dévore immédiatement… »

Sa figure était défigurée – si toutefois on peut défigurer une figure telle que la sienne – par un affreux rictus. L’éclair d’une lame surgie de nulle part brilla dans la main de l’abbé.

« … l’individu est d’autant plus dangereux qu’il est intelligent et courtois et se dissimule sous l’habit du prêtre… »

Elle disparut entièrement dans l’abdomen de Paulo qui dit : « Ho ! »

« … la population est donc invitée à observer la plus grande vigilance et à prévenir la gendarmerie si elle aperçoit cet indiv… ».

Sans doute en raison d’une distraction de son chauffeur, la Juva 4 et Joseph se jetèrent sur le premier platane venu, ce qui fut fatal à l’une comme à l’autre, privant ce dernier du plaisir de dévorer sa victime.




L’antique téléphone en bakélite noire déchira l’atmosphère poisseuse du bureau surchauffé.

D’un geste étonnamment précis, le commissaire prit l’instrument et allô-a ; puis, après une brève communication au cours de laquelle il ne prononça pas un mot, le reposa délicatement, exactement au même endroit.

Le curé de campagne est mort, Marfau. Le dossier Bourdayanne est clos et votre week-end est sauvé.

C’est ainsi que l’été devint ma saison préférée.

1 commentaire:

Solange a dit…

Tout est bien qui fini bien!